Femmes en (é)meutes
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Elles prennent les places, rollers aux pieds, seins nus, bardées de cuivres étincelants, d’orange fluo, de poudre à déculpabiliser, de colle, de slogans… Cette année, au festival Chalon dans la rue, les femmes se déplacent en meutes louvoyantes, en murmurations furtives, fermement décidées à ne pas jouer les seconds rôles.
Sur une placette de l’Abattoir où se situe le CNAREP (Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public) de Châlon-sur-Saône, elles annoncent la couleur : rouge et noir. La pensée punk-anar pousse comme un lichen sur ce trio de musiciennes aux imposants pavillons cuivrés qu’on croirait tirés d’un conte de porcs-épics libertaires. À côté d’un portrait de Smooz, fameux régisseur général du festival que toute la profession a pleuré en 2023, les chants et les percussions de la compagnie Le Plus Petit Espace Possible, nous mobilisent à grands renforts de « Are-you ready to try another way ? ».
Les envolées sauvages, le chant radical de Lembe Lokk, les effets de distorsion se mêlent à des témoignages de femmes pour marteler puissance, possibles et poésie. Le son circule, vient à notre rencontre, porté par des perches. Tout pulse, tout bat dans une atmosphère animale et tellurique où l’on regrette que « les hommes courent après des hommes, après le loup, après le cerf, après rien, rien qui n’en vaille la peine ».
Le rituel semble une forme reine de cette 37e édition de Chalon dans la Rue. Et ce sont les femmes surtout qui s’y frottent, pour venir réactiver des valeurs d’accueil, de communion ou de libération façon dionysies. La Cie Sale Gamine nous propose, en cercle, en français, hébreu, espagnol et finnois, de nous interroger sur le poids de nos culpabilités. Des nœuds oranges enserrent les corps des quatre comédiennes. Heureusement, le jet jodorowskien d’une poudre de la même couleur permet de se libérer des petits et grands fardeaux qui pèsent sur leurs épaules. De la mère qu’on appelle trop peu, à l’amour qu’on a abandonné, en passant par la difficulté de se lever ou d’être soi, le public entre dans la ronde et s’exprime.
Beaucoup de belles adresses des regards et une sincérité alerte pour cette compagnie à l’empathie communicative, féministe en actes, mais il reste à faire saillir quelques nouvelles images pour déjouer une formule parfois répétitive. Le choc visuel semble la marque du Groupe Crisis qui, également immersif, déploie des spectaculaires et foutraques rituels au coucher du soleil sur le parking du stade Garibaldi. Unruhe se présente comme un dispositif dionysiaque, une propédeutique à la danse de Saint-Guy, cette fameuse épidémie de danse qui toucha Strasbourg en 1518.
Nous voilà entraînés dans une ronde collective frénétique puis un cercle d’expression libre d’où vont se détacher des êtres en gloire, jusqu’à la transe. Trouble et autorisation de délirer. Défilent et convulsent alors des figures ensauvagées, des corps nus, dévoilés ou envoilés, qui visitent aussi bien les symboliques mariales que chamaniques, des démones sensuelles tirant des chiennes, du queer endiablé, tout un aréopage en rut, en prise d’espace, de puissance, de violence ambiguë. Des convulsions et processions de cette dernière phase, moins participative – une limite blanche, au sol, marque la distinction de deux espaces – le public sort ébloui, ébaudi et essoré.
Gangs de meufs en mouvement
La meute remuante, imprévisible et explosive paraît furieusement d’actualité. 1 Watt déploie la sienne, avec des métamorphoses qui passent là aussi par les costumes : louves chamarrées, au fluo qui claque ou aux tissus discordants, qui viennent réclamer leur dû en brandissant les mots vindicatifs de Peter Handke. Danse d’occupation, danse de présence émeutière, danse de revendication visent à déployer son être et ses identités multiples : voilà aussi de quoi déranger et questionner l’espace public.
Dans la programmation « aube de la création » du IN, on retrouve un autre gang féminin, mais qui glisse sur roulettes plus inoffensives, façon club de derby. Dans les premières esquisses de Rollmops de la cie 100 issues, Mama Queen, Lady Diamond et dix autres divas bien campés en short de boxe, paillettes ou imprimé jungle, chorégraphient leur sentiment de liberté. Elles se présentent tour à tour devant deux costumiers à vue dans un parking souterrain. Le fumigène, ingrédient quasi indispensable du théâtre de rue, et les lumières latérales plongent l’ensemble dans une imagerie parfois lynchéenne. On se réjouit de tant de corps, postures et sororité, sans bien savoir comment ce contenu se densifiera, produira un discours plus aigu que la simple joie de la présence et de la monstration.
Avec En Vol de la cie Le Polymorphe, les choix sont résolument plus politiques. Un impressionnant travail plastique déploie de grandes corneilles graphiques dans toute la ville. Sur les baies vitrées de la gare, de l’office de tourisme, sur les marches du palais de justice, sur les vitrines des commerces, les imposantes oiselles orange et bleu fluo débordent, prennent leur élan.
Maëva Longvert, conceptrice de ce projet foisonnant, chemine avec l’écriture sensible de Samira Boukhnous. Ses installations prennent régulièrement vie par des activations chorégraphiées. Au fil des jours, des histoires positives récoltés dans les prisons, les Epahd, les écoles se greffent sur les corneilles fabuleuses. Sur des stickers, des récits de moments de résistance ou de force constituent autant d’épiphanies nourrissantes. Nous avons tant besoin de beauté, d’intersectionnalité et de transmissions positives !
Se mouvoir en poulpe et langues imagées
L’Ile de la Tortue, avec Les Flammes, c’était moi, nous offre une magnifique galerie de femmes en émeute et orange fluo (décidément !) où Antigone, boxeuse belliqueuse, pourrait bien être une sœur d’Assa Traoré, et Polynice un homme racisé, à terre, qui ne parvient plus à respirer. Comment survient l’émotion ? Sans doute de l’absolu refus de renoncer à la justice. « Ne perdez pas de vue votre rage », conseille Junon, une balance cloutée sur le dos de sa veste. Les tableaux choraux – marche blanche, manif avec balai-brosse de WC… -, portés par l’énergie de cette troupe qui incorpore toute bonne volonté militante, tire les larmes. C’est vif, actuel et admirablement pensé pour la rue.
Furtives de La Baleine cargo choisit enfin la simplicité, le dépouillement de trois corps de femmes qui, chacune à sa manière, se dégage de l’oppression. Cela débute comme une séance de collage : « Nous sommes essentielles ». La métaphore du poulpe, la langue des signes, et une poésie à la sémantique et à la grammaire toute glissantes mettent de la force et de nouvelles images dans les luttes. Tout est fluide, mouvant, dansant, les chœurs serrent les cœurs, créent subtilement du collectif avec le public. La partie « Je veux », à l’image de l’ensemble de cette déambulation, est un manifeste qui s’impose en usant d’une grande force tranquille. On rêve ici de rues « sans gros mascus ni casques bleus », envahies de mots « comme des fenêtres ». 🔴
Stéphanie Ruffier
La Femme pavillon, cie Le Plus Petit Espace Possible
Textes disponibles en auto-édition
Site de la compagnie
Avec : Élise Chatelain (trombone, voix, petites percussions), Séverine Fel (soubassophone et mégaphone), Lembe Lokk (chant et grosse caisse)
Durée : 60 minutes
Dès 8 ans
Tournée :
• Le 10 août, dans le cadre du festival de l’Airgoual, à Valleraugue (30)
• Du 18 au 20 septembre, Festival Encore les Beaux Jours, à Sault-Les-Chartreux (91)
Aïe aïe aïe, cie Sale gamine
Site de la compagnie
Avec : Lisa Lehoux, Émilie Crubezy, Minerva Kautto (Finlande), Naama Shoshan Fogiel Lewin (Israël, Belgique)
Durée : 60 minutes
Dès 8 ans
Dans la programmation off de Chalon dans la rue
Unruhe, cie Crisis
Site de la compagnie
Mise en scène : Nolwenn Peterschmitt
Avec : Adrienne , Martina Raccanelli, Pablo Jupin, Laurène Fardeau, Naomi Fall, Ana Bogosavljevic, Juliette Otter, Julie Cardile, Nitya Peterschmitt
Composition musicale : Thomas Delpérié et Thibaut de Raymond
Assistanat à la mise en scène : Caroline Loze
Régie générale et création lumière : Sébastien Lemarchand
Régie son : Benjamin Möller
Création images : Irwin Barbé
Durée : 1 h 20
Dès 14 ans
Dans la programmation Off de Chalon dans la rue
Tournée :
• Les 18 et 19 septembre, La Parole errante, à Montreuil (93)
En Vol, cie Le Polymorphe
Site de la compagnie
Conception de l’installation monumentale : Maëva Longvert
Écriture poétique : Sarah Boukhnous
Écriture chorégraphique : Marianne Masson, Quelen Lamouroux, Audrey Gary
Tournée :
• Du 8 au 11 août, à Nyons (15)
Rollmops, cie 100 issues
Site de la compagnie
En cours de création
Équipe : Alexia Fremaux, Marlène Delaire, Hélène Bourdon, Cécilia Moine, Florencia Merello, Cléo Lanfranchi, Léa Fourrier, Julie Delaire, Laurence Cools, Laurie Roger, Renata Do Val Pop Haze, Violette Legrand
Regard extérieur, mise en scène : Sophia Perez
Regard extérieur Roller : Mathieu Despoisse
Nous impliquer dans ce qui vient, cie 1 Watt
Site de la compagnie
Avec : Anaïs Vaillant, Clémence Rouzier, Hélène Rocheteau, Laureline Richard, Maïa Ricaud, Chiharu Mamiya, Lisa Guerrero, Aline Fayard, Sophie Borthwick
Mise en espace : Pierre Pilatte, Julie Lefebvre
Intervenants corps et voix : Alexandre Théry, Laurent Stephan
Musique : Mathieu Monnot
Dispositif sonore : Thomas Bohl, Gilles Gallet
Costumes : Magali Castellan, Sophie Borthwick
Graphisme : Doriane Roche
Durée : 1 h 20
Tout public
Tournée ici
Les Flammes, c’était moi, cie L’Ile de la Tortue
Site de la compagnie
Autrice et dramaturge : Sarah Mathon
Regard extérieur, mise en espace : Sophia Antoine
Création musicale : Edgar Sekloka
Costumes : Margaux Sanglier
Régie technique : Antia Santoni
Avec : Sophia Antoine, Annie Chorowicz, Laura Terrancle, Edgar Sekloka, Sarah Mathon et Les Clameuses (2 à 5) et / ou un groupe de femmes
Durée : 1 h 15
Dès 10 ans
Dans la programmation Off de Chalon dans la rue
Tournée ici :
• Le 27 juillet, Nil Admirari, à Saint Ouen L’Aumône (95)
• Les 18 et 19 août, Festival Merci-Bonsoir, à Grenoble (38)
• Janvier 2025, Le Tamanoir, à Gennevilliers (92)
Furtives, cie de La Baleine cargo
Site de la compagnie
Avec : Clémentine Bart (danseuse), Sylvie Péteilh ou Sylvie Dissa (comédiennes et chanteuses), Agathe Zimmer (comédienne et musicienne)
Écriture texte et mise en scène : Françoise Guillaumond
Écriture Langue des Signes Française : Carlos Carreras
Chorégraphies : Clémentine Bart
Chansons et arrangements : Agathe Zimmer
Création musicale : Wilfried Hildebrandt
Durée : 50 minutes
Dès 10 ans
Audiodescription et signé en LSF
Tournée ici :
• Le 6 août, festival Renc’arts, à Pornichet (44)
• Le 7 août, dans le cadre du Festival Frictions, Périgny (17)
• Les 9 et 10 août, Fest’arts, à Libourne (33)
• Du 14 au 17 août, festival Éclat, à Aurillac (15)
• Les 5 et 6 octobre, festival Les Expressifs, à Poitiers (86)
Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public • L’Abattoir • 52, quai Saint-Cosme et dans toute la ville • 71000 Chalon-sur-Saône
Spectacles du Off gratuits / Spectacles du In gratuits (sauf quelques-uns en billetterie)
Dans le cadre de Chalon dans la Rue, festival des arts en espace public, du 10 au 13 juillet 2024
Plus d’infos ici
Photos :
• Une : « Rollmops », cie 100 issues © Thomas Lamy
• Mosaïque : « Furtives », La Baleine cargo © Françoise Guillaumond