Le parricide en questions
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Dernier roman de Dostoïevsky, « Les Frères Karamazov » est une œuvre-monde d’un millier de pages, avec une infinité de personnages qui évoluent au sein d’une culture puissante qui nous semble, par bien des aspects, étrangère, voire effrayante. Sylvain Creuzevault nous en ouvre l’accès dans une mise en scène brillante. Quatre heures (entracte compris) d’un tourbillon d’émotions fortes.
Quand les portes s’ouvrent, un être longiligne, au look androgyne, énigmatique, semble attendre, à défaut d’accueillir le public. Nous découvrirons plus tard qu’il s’agit du fils non reconnu de la famille Karamazov, Smerdiakov que Dostoievski – et le metteur en scène avec lui – dépeignent comme un être soigneux de sa personne, tiré à quatre épingles dans sa chemise blanche impeccable et ses chaussures noires rutilantes, le costume contrastant avec son emploi subalterne et le sens même de son nom (littéralement qui sent la merde). Blanche Ripoche lui confère une ambiguïté presque transparente, tout comme elle sera une Katerina Ivanovna mystérieuse.
Derrière elle défilent sur le rideau de scène métallique des phrases qui résument l’histoire des Karamazov. Et c’est là qu’apparaît la première grande réussite de Creuzevault : elle concerne le travail d’adaptation. On pourrait penser que faire défiler un résumé, fût-il suffisamment long pour rendre compte de la complexité du roman, ce n’est pas vraiment du théâtre, et du coup pas de l’adaptation. Sauf que dans ce cas précis, ce résumé en est partie intégrante.
Au passage, résumer 1 000 pages est délicat. Le parti pris de Creuzevault est d’écrire à la fois la présentation généalogique des personnages, la description brève des lieux centrée sur leurs raisons d’être, toute la partie du récit, aussi. Ce qui n’est pas rien. Mais les périodes de tension entre les personnages, les épisodes qui les cernent le mieux, les violentes contradictions qui les habitent relèvent du domaine de la scène.
Le plateau, lieu où s’expriment violence et contradictions
La contradiction est en effet au cœur de l’histoire des Karamazov, héritiers comme leur auteur, du célèbre aphorisme de Nietzche, Dieu est mort, peint en noir sur le mur blanc pour mieux situer cet horrible parricide. Elle sera accompagnée d’une suite : tout est permis. Car la grande question au cœur du roman et de la pièce est celle de l’existence même de la morale, posée en termes très concrets à partir d’histoires vraies, sanglantes et abominables racontées par le menu. Au-delà du Bien et du Mal, Dostoïevski pose le problème-même de la cohérence de nos actions, de nos désirs, du sens de notre existence.
C’est cela que jouent les acteurs dirigés par Creuzevault : de la philosophie, l’essence même du discours de l’auteur rongé jusqu’à l’os. Mais cette abstraction, ils l’incarnent : l’adaptation théâtrale met l’accent sur les gestes et les enchaînements qui la traduisent.
Tous, en effet, agissent à l’envers de ce qu’ils annoncent. C’est vrai pour Dmitri, le frère aîné (formidable Vladislav Galard dont le corps immense semble peiner à rester en équilibre) qui hésite à choisir entre deux femmes, et qui, dans sa haine pour son père signe un meurtre dont il n’est pas coupable, endossant vingt ans de bagne sans se défendre au terme d’un procès ubuesque enchaînant les contre-vérités.
C’est vrai pour tous les frères qui ont chacun plus d’une raison de tuer le père. Pour la belle Katerina Ivanovna, fiancée de Dmitri qui après l’avoir soutenu, va le dénoncer et entraîner sa chute. Et aussi et surtout pour Fiodor le père, concentré de bassesse et de sentimentalisme dégoulinant, toujours entre deux alcools et entre deux femmes, jaloux de ses fils – Patrick Pineau vient de reprendre ce rôle de démesure taillé pour lui…
Enfin, la plus belle illustration de cette inversion des choses se situe avec la présentation du corps du staretz (sorte d’abbé du monastère où s’est réfugié Aliocha) : le cadavre du saint homme se met à puer ferme, obligeant tout le monde à se précipiter à l’unique fenêtre, image digne d’une bande dessinée. Il va falloir cependant l’embrasser sur les lèvres… Ici comme en d’autres occasions le grotesque occupe une place de choix dans la dramaturgie.
Ce n’est pas la moindre qualité de ce spectacle, et des comédiens, que de jouer de tous les registres, de glisser d’un siècle à l’autre et de nous faire rire jaune de bien des situations. Tous sont excellents, à commencer par les deux musiciens sur le devant de la scène, Sylvaine Hélary et Antonin Rayon. Il convient de les saluer tous, le meneur de troupe Sylvain Creuzevault en deuxième fils, Ivan l’intellectuel tourmenté par des désirs, Servane Ducorps si imprévisible, Arthur Igual en Aliocha qui traverse la vie et le plateau avec une innocence de façade peinte sur sa figure, Sylvain Sounier, Frédéric Noaille, Sava Lovov, enfin qui, après avoir enjoint les spectateurs à quitter la salle, occupe l’entracte de sa présence au cours d’un seul en scène époustouflant.
Non les presque quatre heures ne passent pas comme un souffle, tant le spectateur est mis à rude épreuve, et il y a des moments où l’on s’échappe. Mais on le regrette l’instant d’après ! 🔴
Trina Mounier
Les Frères Karamazov, de Dostoïevski
Adaptation et mise en scène : Sylvain Creuzevault
Traduction : André Markowicz
Les Frères Karamazov est publié aux éditions Actes Sud, coll. Babel
Dramaturgie : Julien Allavena
Scénographie : Jean-Baptiste Bellon
Lumière : Vyara Stefanova
Musique : Sylvaine Hélary, Antonin Rayon
Avec : Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lovov, Frédéric Noaille, Patrick Pineau, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier et les musiciens Sylvaine Hélary, Antonin Rayon
Durée : 3 h 15
Théâtre des Célestins • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Du 12 au 16 octobre 2022, du mercredi au samedi à 20 heures, dimanche à 16 heures
Réservations : 04 72 77 40 00 ou en ligne
De 7 € à 40 €
Tournée :
• Les 21 et 22 octobre, La Ferme du Buisson dans le cadre du Festival d’Automne, à Noisiel
• Du 16 au 18 novembre, Comédie de Reims CDN
• Les 23 et 24 novembre, Antipolis Théâtre d’Antibes
• Du 30 novembre au 2 décembre, Théâtre Sénart, scène nationale, dans le cadre du Festival d’Automne, à Lieusaint
• Du 7 au 9 décembre, Comédie de Saint-Étienne CDN
• Du 16 au 18 décembre, Comédie de Genève
• Du 6 au 22 janvier 2023, Odéon – Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne, à Paris
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Angelus novus-AntiFaust, par Lorène de Bonnay
☛ Le Capital et son singe, par Fatima Miloudi