« Nos corps empoisonnés », Marine Bachelot Nguyen, Les Plateaux Sauvages, Paris

Nos-corps-empoisonnés-Marine-Bachelot-Nguyen © Helene-Harder

Les vivants et les morts

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Marine Bachelot Nguyen met en scène la vie de Tran To Nga, ardente militante qui lutte contre les industries ayant développé l’agent Orange, depuis la guerre du Vietnam jusqu’à nos jours. Instructif sur les désastres causés par des firmes multinationales, responsables de crimes contre l’humanité et du premier écocide de l’histoire, ce monologue est aussi poignant. Un spectacle tout en délicatesse, malgré la tragédie. Un témoignage essentiel qui donne la niaque afin de soutenir les actions du Collectif Vietnam-Dioxine réclamant justice pour toutes les victimes.

Telle David contre Goliath, la comédienne Angélica Kiyomi Tisseyre-Sékiné, seule en scène, joue tous les rôles, celui de Tran To Nga, comme ceux des avocats. D’ailleurs, la pièce commence au tribunal, en France où celle-ci, exilée depuis les années 1990, mène un procès historique pour dénoncer les ravages de la dioxine dans les organismes et l’environnement. Après six années de procédures et une vingtaine de reports d’audience, il se terminera sur cette conclusion sidérante : le Tribunal d’Évry considère la plainte irrecevable et se déclare incompétent pour la traiter !

Une femme en marche, en lutte

Pour autant, le combat ne s’arrête pas là. Cinq jours plus tard, la militante, entourée de jeunes, est dans la rue à Paris pour la marche contre Monsanto-Bayer et l’agrochimie et il a été fait appel. Le spectacle ne s’arrête pas non plus sur cette aberration. Tout du long, il restitue la course d’obstacles de Tran To Nga. Très tôt, dans les pas de sa mère – déjà agent de liaison pour contrer l’empire américain – elle sera une courroie de transmission, un des maillons forts de la chaîne de résistance, avant d’être une défricheuse, une inlassable arpenteuse en quête de réparation. Et aujourd’hui, une passeuse de relais.

Suite à la lecture de son livre autobiographique, Marine Bachelot Nguyen en a fait un premier travail à Nantes, au Grand T. Quand, un an plus tard, le collectif Vietnam-Dioxine sollicite des artistes d’origine vietnamienne pour soutenir le combat de Tran Tio Nga, la metteure en scène se porte volontaire et écrit une adaptation : « Ce n’est pas le biopic hagiographique qui m’intéresse, mais la façon dont le corps et l’âme de cette femme vont se raconter et se déployer auprès du public », explique-t-elle. D’où le titre.

À la première personne, le texte joue sur les âges, les époques et leurs décalages. La comédienne a l’âge des nombreux jeunes gens engagés pour cette cause. Mobile, sensible, elle porte le récit avec précision, depuis les premières luttes, anti-impérialistes, féministes, jusqu’à celles, écologiques, d’aujourd’hui. La mise en scène interroge donc la façon dont les crimes de l’histoire viennent s’inscrire dans les corps et les marquent irrémédiablement.

Nos-corps-empoisonnés-Marine-Bachelot-Nguyen-©-Helene-Harder
© Hélène Harder

Pendant la guerre, jeune résistante dans le maquis, Tran To Nga a en effet été exposée, comme tant d’autres, au napalm. Ces « pluies d’acier et de feu » ont ravagé son corps, pourtant alerte. Via l’armée américaine, quatorze multinationales (dont Monsanto) ont déversé 75 millions de litres d’agent orange sur les champs, les forêts et les habitants. Éradiquer le communisme mobilise alors des moyens de grande ampleur : affamer la population et détruire toutes formes de vivant. Cette lutte idéologique n’a pas lésiné sur les armes chimiques qui ont, aussi, fourni l’opportunité d’expériences scientifiques, notamment pour développer les herbicides. Un marché toujours juteux.

Bombe à retardement

Très documenté, le spectacle a la forme d’un théâtre récit ancré dans la réalité où s’imbriquent petite et grande histoire. L’engagement d’une femme séparée de ses proches, sa vie de famille marquée par le deuil d’un enfant victime d’une maladie de peau et d’insuffisances respiratoires ; conflits et désillusions d’un Vietnam déchiré… On ressent les souffrances physiques et morales, mais on se réjouit aussi des embuscades déjouées, de chaque petite victoire sur la haine, l’arrogance, le cynisme.

© Hélène Harder

Poétique, le texte file les métaphores : « Petite pousse devenue vieille racine », Tran Tio Nga voit sa vie défiler dans cet enfer où les émanations toxiques bousillent les corps, quand ne surviennent pas les arrestations, puis les tortures. Par la seule force d’évocation, la densité de la forêt devient concrète. Le dispositif scénographique est sobre. Encens, bougies, monticules et bouquets suggèrent les enterrements. En se teintant progressivement d’orange, la terre, nourrie de tous ces corps malades, devient à son tour empoisonnée.

Délicatesse et lumière

Malgré ce traitement de choc, responsable d’un désastre humain et environnemental, l’équipe artistique a fait le choix d’une mise en scène lumineuse. De même, la vidéo de Julie Pareau qui accompagne la comédienne – une partenaire de jeu à part entière – ne comprend pas d’images insoutenables. Les enfants martyrs ou la galerie des atrocités avec les fœtus déformés sont juste évoqués. Entre des images d’archives bien choisies et un court entretien avec Tran To Nga, le travail graphique montrant des zooms de cellules atteintes, par exemple, confère même à l’ensemble un aspect plastique.

© Pauline Le Goff

Pas de place pour le sensationnalisme, donc ! Les monstres sont les criminels, pas les victimes. Et en l’occurrence, cachés derrière des firmes et protégés par un système corrompu, ils n’ont pas de visage… Pourtant, terminée depuis 1975, la guerre du Vietnam continue de faire des victimes, puisque les sols et les sources sont contaminés pour des décennies. Dans les corps, le poison a pu mettre jusqu’à vingt ans pour atténuer ses effets et le nombre de maladies graves chroniques a explosé. Cancers, handicaps se transmettent encore à la quatrième génération. Aujourd’hui trois millions de personnes sont concernées. Ce n’est pas tout : « L’agent Orange tue encore… impunément. Depuis, Monsanto a étendu sa guerre chimique à toute l’humanité », rappelle le collectif Vietnam-Dioxine.

À l’issue de la première représentation, cette grande dame, dans la salle, a été applaudie pendant de longues minutes pour tous ses combats. Héroïne vivante, incarnation d’une femme-monde, elle en a subi des épreuves. Quelle vie ! Aux saluts, elle nous a transmis son courage – incommensurable – et sa force décuplée par la solidarité. Malgré son corps frêle et sa voix douce, sa révolte est intacte, à plus de 80 ans : « Je suis reliée à tous les morts, reliée à tous les vivants, il faut simplement de la justice ». Quelle force d’âme ! En colère mais digne et jamais résignée. Respect. 🔴

Léna Martinelli


Nos corps empoisonnés, de Marine Bachelot Nguyen

D’après l’autobiographie de Tran To Nga, Ma terre empoisonnée publiée en 2019 aux éditions Stock
Site du collectif Lumières d’août
Texte et mise en scène : Marine Bachelot Nguyen
Avec : Angélica Kiyomi Tisseyre-Sékiné et la participation de Tran To Nga
Vidéo et scénographie : Julie Pareau
Création lumière : Alice Gill-Kahn
Son : Pierre Marais
Durée : 1 h 15
Dès 15 ans

Les Plateaux Sauvages • 5, Rue des Plâtrières • 75020 Paris
Du 20 au 25 mars 2023
Tarification responsable
Réservations : 01 83 75 55 77 ou en ligne

Tournée :
• Le 11 avril, Théâtre du champ du Roy, à Guingamp
• Le 14 avril, Théâtre du Vieux Saint-Étienne, dans le cadre du festival Mythos
• Les 2 et 3 mai, CDN de Lorient, dans le cadre du Festival Eldorado
• Du 7 au 24 juillet, La Manufacture, dans le cadre du Festival d’Avignon Off

Pour soutenir la cause du collectif Vietnam Dioxine : Ensemble, exigeons #JusticePourTranToNga !

À découvrir sur Les Trois Coups :
« Avenir radieux, une fission française », de Nicolas Lambert, par Léna Martinelli

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