L’écume des rêves
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Dans cette partition sonore et visuelle, le talent de Stéphan Oliva et Mélissa Von Vépy s’exprime sans retenue. Orchestrant ce concert-voltige avec grâce et puissance, la chorégraphe et trapéziste déploie un monde aux confins infinis. Un grand moment de poésie à Culture Commune, scène nationale du bassin minier du Pas-de-Calais, qui a présenté les premières nationales.
Ici, la femme est vent, quand elle n’est pas sirène surgie des cordes d’un piano extraordinaire ; le capitaine est musique. Traversant l’espace de figures aériennes belles à couper le souffle, faisant vibrer la scène, au rythme de notes enchanteresses, tous deux semblent voguer en pleine mer, tantôt calme, tantôt houleuse. Et nous sommes aussitôt submergés par les émotions.
Artiste franco-suisse accomplie, Mélissa Von Vépy réalise, depuis une vingtaine d’année, une voltige originale cherchant à révéler les dimensions physiques et intérieures de la gravité. Interprète, mais aussi metteuse en scène et autrice, elle a la particularité d’inventer, avec Neil Price (scénographe), ses propres agrès, toujours au service d’une dramaturgie qui explore les métaphores des mouvements verticaux. Ici, tour à tour êtres de chair, de rêve ou fantôme, le personnage arpente la scène, en surface et dans les profondeurs, mais toujours plus loin, avec son cœur pour seule boussole.
Plongée musicale et visuelle
Mélissa Von Vépy évolue en effet sur un piano installé dans la coque d’un bateau, une sculpture à part entière. Le couvercle, démesurément allongé, s’apparente à une voile de cinq mètres. Outre sa puissance d’évocation, cet objet scénique est pensé à la fois comme support de figures et instrument de qualité.
C’est grâce à son souffle dans un tuyau, lié à un contrepoids, que l’interprète active le mouvement de la structure, la faisant pivotant sur elle-même à 360°. Telle une plongeuse sous-marine, son expiration fait coucher le navire pour lui permettre de frôler le sol, tandis que son inspiration le soulève dans les airs. Impressionnant ! Malgré la complexité des manipulations et les contraintes techniques, l’ensemble est d’une grande fluidité. Quelle grâce !
Inédit et exigeant
Épurée, minimaliste, l’écriture chorégraphique découle d’une pratique circassienne peu classique, enrichie du Qi gong et du Butô. L’exceptionnelle concentration de Mélissa Von Vépy lui permet aussi bien de se déplacer, que d’assurer une présence suspendue, intensément lumineuse. D’ailleurs, elle cite Tatsumi Hijikata (co-fondateur du Butô) : « Nous étreignons les âmes de ceux qui avant nous s’en allèrent et ils nous confèrent leur force. Voilà d’où vient le pouvoir illimité du butô (…) Le danseur est là. Il ne raconte rien. Mais son corps a un passé qui lui confère un poids, une épaisseur. Anonyme, il est porteur d’un contenu humain, d’un condensé de vie vécue ».
Par résonances ou en contre-point des notes, elle se fond donc dans l’air pour faire danser ce piano-bateau. Elle révèle littéralement son âme. Jouant rubato (terme italien qui signifie littéralement « voler » et qui, en musique, invite à interpréter en toute liberté), le compositeur de jazz Stéphan Oliva se balance, quant à lui, aux rythmes les plus endiablés, comme sur un manège, quand il n’erre pas de scène en scène, avec son bagage musical. Bien qu’électrique, les sons d’un piano acoustique préenregistrés sont retransmis par un système de diffusion, lui aussi sur-mesure.
Et voguent les âmes
Dans ce décor sans cesse en mouvement, le temps se diffracte. La trame narrative est imprégnée de plusieurs motifs : l’embarcation du Hollandais volant – le plus célèbre des vaisseaux fantômes – la barque de Böcklin (L’Île des morts), ou encore celles de l’Égypte antique, conduisant les âmes vers l’Autre Rive.
Dans la Tempête, Shakespeare écrivait : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil ». Là aussi, dans l’écume imaginaire, ce voyage au long cours jusqu’à l’autre monde prend des allures d’épopée onirique. Cette belle tentative de rapprochement avec l’invisible, avec les âmes de ceux qui, avant nous, s’en sont allés, préserve sa part de mystère.
Oui, Mélissa Von Vépy et Stéphan Oliva nous ont envoûtés et embarqués dans un bien beau voyage. 🔴
Léna Martinelli
Piano Rubato, de Mélissa Von Vépy
Cie Les Happés
Conception et interprétation : Mélissa Von Vépy
Composition musicale et piano : Stéphan Oliva
Scénographie : Neil Price, Mélissa Von Vépy
Collaboration artistique : Julia Christ
Mise en son : Jean-Damien Ratel
Lumière : Sabine Charreire
Costumes : Catherine Sardi
Régie technique : Julien Chérault
Durée : 45 minutes
Culture Commune, scène nationale du bassin minier du Pas-de-Calais • 11-19, rue de Bourgogne • 62750 Loos-en-Gohelle
Les 12 et 13 janvier 2023
Tel. : 03 21 14 25 35
Tournée ici :
• Le 17 janvier, Le Prato, Pôle national cirque, à Lille
• Du 15 et 16 avril, Les Franciscaines, dans le cadre de Spring, festival international des nouvelles formes de cirque en Normandie, à Deauville
• Les 2 et 3 juin, Les soirées c/o Cie Happés, à Aigues-Vives
• En juillet, Cour d’honneur de la Monnaie, dans le cadre du Festival Paris l’Été, à Paris
• Du 8 au 13 août, Le Sirque, Pôle national cirque Nexon Nouvelle-Aquitaine, dans le cadre du Festival Multi-Pistes, à Nexon