Michel Bouquet : « Je suis un esprit très peu intéressant pour cette époque »
Bulletin n°16 : en librairie…
Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups
Professeur honoraire au Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD), Michel Bouquet parle de sa vocation d’acteur, de la place des auteurs dans le théâtre contemporain, de son rapport aux personnages.
Alors qu’il triomphe tous les soirs sur la scène du Théâtre de la Porte-Saint-Martin dans le rôle d’Orgon au côté de Michel Fau, on lira avec intérêt les entretiens que Michel Bouquet a accordés à l’acteur et metteur en scène Gabriel Dufay.
L’un de nos plus grands comédiens s’y montre sans détour, tel qu’en lui-même. Ces échanges s’étalent de septembre 2014 à janvier 2016, et ont paru en février 2017. L’homme, assez austère il faut en convenir, n’est pas facile à interviewer. Il a eu 92 ans le 6 novembre dernier. C’est dire qu’on ne le lui fait pas et que rien ne l’intimide. Le plus déroutant, peut-être, est qu’il assure d’emblée qu’il a déjà tout dit. Et il est vrai que plusieurs livres d’entretiens ont déjà été publiés, et que Michel Bouquet n’est pas avare d’interviews dans la presse non plus. Mais justement, pour cette raison même, on éprouve une certaine fascination devant le personnage dont les propos ont la force d’un « persiste et signe ».
De Maurice Escande à Jean Vilar
Ici, pas de scoop donc, ni de révélation fracassante. On retrouve sans surprise, mais avec plaisir, les épisodes biographiques archiconnus. Lorsque le jeune Michel Bouquet, manutentionnaire au Crédit du Nord sous l’Occupation, se rend chez Maurice Escande au lieu d’aller à la messe en lui affirmant vouloir « faire du théâtre », il lui récite alors, pour le convaincre, la tirade du nez de Cyrano et La Nuit de décembre de Musset. Sa vie en sera transformée…
Il évoque bien évidemment Albert Camus qui, raconte-t-il, l’a « supplié » de jouer dans Les Possédés après l’avoir entendu donner la réplique de Narcisse dans Britannicus. Il parle de Gérard Philipe, naturellement, qu’il a rencontré en 1943 au Conservatoire bien qu’ils ne fissent pas partie de la même classe : Bouquet était élève de celle qu’il continue d’appeler « Mme Dussanne » alors que Gérard Philipe était dans la classe de Georges Le Roy. Il lui donne cependant la réplique pour le concours de sortie.
Retour aussi sur la période Vilar, Michel Bouquet ayant été pionnier en la matière puisqu’il fut sollicité par le fondateur du festival d’Avignon pour la première édition, en septembre 1947, afin d’y créer, avec Jeanne Moreau, La Terrasse de midi de Maurice Clavel.
Les échanges portent notamment sur la notion de « transmission ». Michel Bouquet ayant consacré de nombreuses années à enseigner, les apprentis comédiens le liront avec attention. Et tous goûteront à ses souvenirs, notamment lorsqu’il rappelle, par exemple, une croustillante anecdote avec Christophe Lambert, alors timide élève.
Croyant du théâtre
Cependant, Bouquet assure que l’on « n’apprend pas à jouer la comédie » : on a la « vocation » ou on ne l’a pas. Il évoque dès lors cette « sorte d’inclination qui nous permet d’être bénis par les dieux ». Mais que l’on ne se méprenne pas sur le vocabulaire ! Lorsque Gabriel Dufay lui demande s’il est croyant, Bouquet répond sans hésitation : « Je suis croyant du théâtre […]. C’est ma seule religion. » C’est donc précisément de cette « religion » qu’il est question, et plus exactement du point de vue de l’acteur.
Car Michel Bouquet, et c’est tout l’intérêt de ses analyses que l’on a le droit de ne pas partager, n’a de considération pour le théâtre qu’à travers la valeur du texte, et du jeu de l’acteur qui n’est là, selon lui, que pour servir l’auteur. Une conception à rebours d’une large tendance du théâtre du XXe siècle et du début du XXIe, où le metteur en scène a pris le pouvoir et où la pièce se fond si souvent dans un « spectacle ». Une tendance où l’on « se sert de » plutôt qu’on ne se met « au service de ».
Aussi Michel Bouquet apparaît-il quelque peu nostalgique, quoi qu’il en dise. Camus et Anouilh, ou encore Ionesco, qu’il a tant révélé et dont il parle avec une intelligence égale, semblent loin, tout autant que ses « deux maîtres », Jouvet et Dullin, auxquels il rend hommage.
L’on observe ainsi cet acteur majeur réfugié dans le monde du passé où Corneille (qu’il aurait adoré jouer) et Molière (qu’il continue de jouer aujourd’hui encore et qui, à ses yeux « représente l’homme dans toute sa vérité ») sont rois. Un positionnement qui peut nourrir la polémique, certes. Mais il y a un certain panache dans cette vision nostalgique revendiquée. Un côté « dernier des Mohicans » qui fait d’autant plus sourire qu’on la partage souvent !
On ne sera donc pas surpris de la façon dont Michel Bouquet parle des metteurs en scène, lui qui place l’interprète au cœur de la création théâtrale, en estimant qu’il n’y a pas besoin d’intermédiaire entre l’auteur et l’acteur. Au-delà de la mise en scène usurpatrice, ce sont les dérives de notre époque même, dont la « médiocrité » et les « ridicules », comme aurait dit l’autre, sont soulignés. ¶
Servir : la Vocation de l’acteur / Michel Bouquet / Entretiens avec Gabriel Dufay / Archimbaud-Klincksieck / Hors collection / 232 p. / 17,50 €
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur ☛
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