Vivacité 2024, Reportage, Sotteville-Lès-Rouen

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Fleurs de bitumes

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Poils à gratter, cactus ou fleurs poétiques, pour sa 35édition, le festival Vivacité fissure le bitume et recompose une nouvelle fois l’espace public, proposant un parterre de spectacles pour tous les goûts.

La banlieue de Rouen : de petites maisons en briques et de grands immeubles, une esplanade immense autour de laquelle on trouve le marché et ses bars, des commerces, mais aussi la mairie, la bibliothèque. Déjà, battant le pavé, on a le sentiment de comprendre ce que signifie l’expression « espace public ». En même temps, le nom même de cette banlieue : « Sotteville » a quelque chose de théâtral. D’aucuns songeront peut-être à Molière. Y aurait-il comme une prédisposition onomastique du lieu à accueillir le spectacle vivant ?

Lumiere-Action despace-Francois-Rascalou

En tout cas, ce dernier s’est bien enraciné dans ce bitume : en effet, on a fêté cette année la 35édition du festival. Ainsi, au fil des déambulations, nous avons croisé celui qui venait là il y a vingt ans avec ses copains ; ceux qui ont testé et approuvé telle ou telle compagnie et reviennent la voir en fidèles ; il y a aussi la relève : ces petits spectateurs hauts comme trois pommes, ces adolescents goguenards, ce lycéen en représentation avec son option « arts de la rue ». Le festival a tenu bon, alors qu’on le transplantait pour laisser la place aux J.O. Il s’est accroché, même face aux ondées normandes du dimanche.

« Un jardin aux sentiers qui bifurquent »

Comment expliquer cette vivacité ? Faut-il croire cette spectatrice qui disait : « Cette année, j’ai tout aimé ». Ce qui est sûr, c’est qu’il y en a eu pour tous les âges : des tout petits (avec Comme le vent, par exemple) aux plus grands (avec le plus âpre Tant bien que mal ou les politiques La Recomposition des mondes, Communes…). Du théâtre, du cirque, des chansons, des marionnettes, du théâtre d’objets, de la danse, des déambulations, des hybrides se sont partagés l’affiche : de quoi composer un inventaire à la Prévert avec des spectacles poétiques, politiques, tendres, satiriques programmés par Anne Le Goff, directrice artistique du festival Viva Cité et de l’Atelier 231.

Par conséquent, impossible de tout voir, même en galopant d’un lieu à un autre, même guidés par les efficaces et vraiment sympathiques bénévoles. Alors, le hasard a fait la récolte. Rebroussant chemin, nous tombions sur une autre belle plante : pas grave, d’autant qu’entre le In et le Off, il n’y a pas cet abîme qui existe parfois dans d’autres festivals.

Parmi la dizaine de propositions que nous avons vues, en voici deux (une du In, une du Off pour faire bonne mesure) qui nous ont arrêtée : parce que c’était eux, parce que c’était nous. On a découvert la compagnie pluridisciplinaire Action d’Espace, avec Nous aurons la liberté. Stéphanie Ruffier en avait magnifiquement parlé (lire sa critique), nous la rejoignons des années plus tard dans son appréciation. On recommande d’ailleurs le spectacle à tous les élèves de spécialité théâtre qui vont avoir 1789 à leur programme dès l’an prochain.

L’un danse, donc, les autres interprètes racontent avec lui. C’est un récit qu’on trouve dans des manuels d’histoire, mais que les artistes nous racontent ici de manière intime pour qu’il nous touche. Comme le font par exemple les acteurs du théâtre du Soleil, ils viennent nous parler au plus près, presque sur le ton de la conversation amicale. Nous nous sentons embarqués, pris en compte. Alors que nous avions peut-être appris à l’école cette histoire, la compagnie nous rappelle que la Retirada s’est déroulée sur nos plages, dans nos camps d’internement d’Argelès ou dans les monts de Rieucros.

« J’ose faire confiance aux paroles »

Par ailleurs, si dans nos manuels, cette histoire est résumée en une page et quelques années (1936-1939), ici elle ne cesse de résonner : les fantômes des exilés d’hier, triés, vilipendés sont comme les frères d’infortune d’autres hommes échoués aujourd’hui sur nos rivages. Le texte est fort, le travail de mémoire est subtil. Il se nourrit de questions partagées, et des mots de romanciers comme Lydie Salvayre ou de poètes comme Unamuno.

On les entend en français comme en espagnol et cette polyphonie est justice. Les gestes sont eux-mêmes poème. Quand la parole achoppe sur la douleur, le corps raconte à son tour. Creuser comme on voudrait dévoiler la fosse commune, sculpter les corps disparus, poser, déplacer : le moindre geste fait sens. La pauvreté de l’art de la rue devient alors trésor : quelques livres, des couvertures et tout est dit. Chaque interprète donne corps avec justesse au beau texte de François Rascalou. Un spectacle fort.

Du Côté du Off, on voudrait vous inviter chez Josette et Mustapha : la vieille femme et son chat philosophe. On y est si bien. La petite caravane qui sert de décor et de skènè (sur le toit de laquelle ont lieu des apparitions et derrière laquelle on se change) est petite, colorée, fantaisiste comme le spectacle. Avec sa corde à linge, sa chaise au velours passé, elle nourrit un imaginaire forain et nous fait palper le temps qui a passé, tout doucement.

Ce temps, c’est celui de Josette, magnifique marionnette portée à taille humaine à qui Hélène Rosset prête sa voix et son corps avec délicatesse. Olivier, le comparse d’Hélène les appelle « mesdames », et de fait, elles sont bien deux. Car les manipulateurs ne s’effacent pas toujours derrière leurs créatures. Ils entretiennent plutôt avec elles un rapport tendre, se chamaillent, instaurant de temps à autre une distance presque brechtienne avec le spectacle. Il y a des interruptions, des adresses au public qui sont un vrai partage.

Marionnettes et marionnettistes nous content l’histoire de Josette jusqu’à ce qu’on parle de vieillesse, alors que cette protagoniste chenue maugrée : « L’esprit qui s’agite là-haut, ça ne rétrécit pas. ». C’est que Josette a de l’humour et de la répartie. Elle égratigne les Epadh et son business : cet « or gris » dont parlait Daniel Mermet. Elle s’insurge avec nous face aux clichés que l’on a sur le grand âge et qui sont justement restitués par une archive de l’INA.

La pièce n’est pas triste. D’ailleurs, Josette admoneste Hélène et Olivier : pas question de faire fuir le spectateur. Et c’est une réussite : même la camarde est apprivoisée par la caresse de Josette. Voici donc la maison de retraite représentée sans complaisance, mais par un beau livre d’images. La vieille dame a raison : toutes les créations d’Olivier Lehmann (et Hélène Rosset) sont des pépites : ce livre mais aussi les petits décors, les objets.

Mais si l’histoire de Josette nous émeut, c’est aussi que l’air de rien, elle raconte l’histoire de nombreuses femmes : un portant suffit à figurer les années d’une vie de femme gelée, une danse raconte un amour merveilleux. Cette histoire intime, commune croise encore la Grande Histoire, l’Histoire terrible de la France sous l’occupation, de la France qui livra de petits enfants aux Allemands. Tantôt on a le cœur serré, tantôt on rit, comme dans la vie. Alors, à l’image d’Hélène et Olivier, on voudrait embarquer avec nous Josette et Mustapha pour ne plus les quitter.

Voici donc deux spectacles parmi tant d’autres aux esthétiques différentes, renouvelant à chaque fois le rapport aux spectateurs, mais le prenant en compte, ce qui est un acte fort, politique. Par exemple, dans Ils vécurent enfants et firent beaucoup d’heureux, on festoie ou on devient reine (très brièvement). Dans Cosmic Care, chacun devient stalker et improvise une façon de protéger le monde. Dans Pour en finir avec l’origine, une spectatrice devient Madame Loyale.

Ce week-end, il y avait de la générosité, ainsi qu’une énergie folle. Et c’était bien dans la rue que ça se passait. 🔴

Laura Plas


Josette et Mustapha, de la Cie La Cour Singulière

Site de la compagnie
Mise en scène, construction, manipulation et interprétation : Olivier Lehmann et Hélène Rosset
Co-mise en scène : Jacopo Favarelli
Regard extérieur : Caroline Cano
Régisseur son : Eden Douwes
Dès 8 ans

Nous aurons la liberté, de la Cie Action d’Espace

Site de la compagnie
Texte, mise en scène, espace sonore, scénographie : François Rascalou
Avec : Yann Cardin, Lorenzo Dallaï, Brigitte Négro, François Rascalou et Antonio Rodriguez Yuste
Création poétique : Antonio Rodriguez Yuste
Musique : Manuel de Falla
Durée : 1 h 08
À partir de 12 ans

Dans le cadre de Vivacité 2024, les 18 et 19 mai 2024
Atelier 231 • Centre national des arts de la rue et de l’espace public • 76300• 76300 Sotteville-lès-Rouen •  Tél. : 02 35 63 60 60
Programme ici
Page Facebook ici

Spectacles vus et chroniqués :
Lumière, Action d’espace : lire la critique de Stéphanie Ruffier
Liliana Butter Not, Margo Chou : lire la critique de Stéphanie Ruffier

À découvrir sur Les Trois Coups :
Festival Parade(s), 33e édition, annonce, Nanterre, par Léna Martinelli
« Fougues », cie La Hurlante, Viva Cité 2019, par Stéphanie Ruffier
Focus 1, Chalon dans la rue, par Stéphanie Ruffier

Photos :
Photo de une : « Mirage (un jour de fête), Dyptik © Detrez
Photo 1 : « Lumière », François Rascalou ©  Cie Action d’Espace
Mosaïque 1 : « Check Off » © Adhok ; « Absurd hero », Roman Škadra © Bernadette Fink
Mosaïque 2 : « More aura », Véronique Tuaillon © Association des clous ; « Passage », PIACRL © Hedah Vianna

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