« Le côté de Guermantes », Marcel Proust, Comédie-Française, Paris

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Une invocation si subtile des Guermantes

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

« Le côté de Guermantes » de Christophe Honoré, conçu au théâtre Marigny en 2020, dont les représentations ont été interrompues par le deuxième confinement d’octobre, est actuellement repris salle Richelieu. L’attente aura été longue. On aura pu patienter en regardant le film « Guermantes » dans lequel la troupe du Français répète dans les décors, désœuvrée par la pandémie et ses conséquences. Nous retrouvons enfin Marcel, Françoise, le clan des Guermantes, Swann, ressuscités par la magie du plateau. Évocations aussi « tournoyantes et confuses » que celles aperçues par le narrateur enfant, pas tout à fait éveillé, sur les murs de sa chambre. Le metteur en scène et ses acolytes brillants les font vivre avec une délicatesse réjouissante, mêlant savamment nostalgie et satire.

Christophe Honoré a voulu créer un spectacle pétri de thèmes actuels et nourri de sa lecture de Proust. Il a choisi quelques scènes phares de ce troisième volume de la Recherche, des « morceaux » particulièrement théâtraux, savoureux, qu’il parsème de chansons métaphorisant son univers proustien. Le théâtre de Marigny (où la troupe avait déménagé pendant les travaux de la salle Richelieu) l’a inspiré, puisque l’un des épisodes majeurs du roman, la mort de la grand-mère, commence par un malaise dans les jardins des Champs-Élysées. Le metteur en scène a donc imaginé un plateau littéralement ouvert sur les Champs, mêlant les figures proustiennes aux bruits de notre monde… Ce lien-là n’est évidemment plus possible à la Comédie-Française mais le fond de scène, véritable point de fuite qui aimante notre regard, représente toujours cette fenêtre vers un hors champ (espace et temps) : celui des personnages, des acteurs et des spectateurs.

La scénographie, les lumières et les costumes évoquent une petite société intemporelle, évoluant dans son environnement. L’hôtel particulier mondain des Guermantes, faubourg Saint-Germain, voisin de l’appartement de Marcel, est surtout privilégié. Plusieurs éléments scéniques – décor, objets, vêtements – nous ancrent dans la réalité de la Belle-Époque (le roman a été publié en 1920). Mais le lieu donné à voir, impressionnant, est mouvant : il s’apparente à un hall, un salon, une salle-à-manger. Les atmosphères changent sans cesse. Plusieurs classes sociales le pénètrent : domestiques, courtisanes, bourgeois, et bien sûr, des nobles ayant connu le Second Empire, souvent en perte de capital économique et culturel. Surtout, les acteurs de cette comédie humaine qui s’y agitent nous ressemblent. Sur fond de crise politique et sociale (l’affaire Dreyfus), les personnages parlent, aiment, séduisent, meurent, se métamorphosent. Marcel (le Narrateur), en tenue contemporaine, entame le spectacle en chantant Lady d’Arbanville de Cat Stevens, en écho à la duchesse de Guermantes dont il est amoureux, et la représentation s’achève sur ces paroles du groupe The Mooddy Blues : « Beauté que je n’avais jamais su voir avec ces yeux auparavant […] Quelle est la vérité ? Je suis devenu incapable de le dire » (Night in white satin, 1967).

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© Jean-Louis Fernandez

Construire la métaphore

En jetant ainsi des ponts entre passé et présent, en explorant des moments forts (de grandes scènes) du roman, tout en montrant les changements qui s’opèrent dans la perception qu’a Marcel de ce petit monde, le metteur en scène rend un hommage vibrant à l’œuvre proustienne. En effet, dans À la recherche du temps perdu, le Narrateur navigue dans un néant, un temps vide, et parcourt des moments, des atomes de temps. Au fil du temps et du déploiement du récit, il fait des liens. Il évolue, comme les personnages autour de lui, si bien qu’une réalité, plus profonde émerge. Ce déplacement constant de perspectives, la pluralité de points de vue, la longueur du temps, le système d’échos mis en place dans l’ensemble de ce « roman d’une existence à la recherche de son essence » (écrit Georges Poulet) sont impossibles à représenter au théâtre ou au cinéma. Mais ce que propose si finement le spectacle, c’est un morceau de temps à travers des scènes, des espaces, et un changement de perspective pour regarder les êtres. La lecture intime d’Honoré se soucie de l’initiation du héros, du temps qui est de l’espace, de la perception, du souvenir, de l’imagination, de la métaphore. Son Guermantes est une fenêtre, une lunette sur la Recherche.

Rappelons que le Narrateur enfant passe ses vacances à Combray, un village imaginaire proche d’Illiers dans l’Eure-et-Loir. Il y découvre le salon de Swann et fantasme sur le château des seigneurs de Guermantes. Dans la station balnéaire de Balbec, le jeune homme rencontre Albertine et se lie avec le marquis Robert de Saint-Loup (neveu de la duchesse de Guermantes). De retour à Paris, logé dans un appartement qui donne sur le salon d’Oriane et Basin de Guermantes, il pénètre enfin leur salon mystérieux, grâce à Robert. Double fictionnel de l’auteur, Marcel, fragilisé par ses crises d’asthme, veut écrire mais cherche encore son sujet (comme le lui rappelle Legrandin). Il s’est amouraché d’Oriane et observe son univers. Les masques tombent. Le côté de Guermantes propose ainsi une analyse de cette « race féodale », « mérovingienne », et des gens aimantés par elle, à travers une galerie de portraits satiriques dignes d’un moraliste classique. Après ces désillusions, l’initiation de Marcel se poursuivra, entre autres, avec sa relation amoureuse avec Albertine. Ce n’est que dans le dernier tome, Le Temps retrouvé, que Marcel, revoyant ses connaissances vieillies (notamment les Guermantes, Swann), commencera son œuvre littéraire… Par la grâce du souvenir, de l’imagination créatrice, du rapport entre des sensations présentes et des sensations passées, s’ouvre un chemin profond et hors du temps ; l’être essentiel apparaît.

Tristesse et joie

Le côté de Guermantes de Christophe Honoré nous fait rire autant qu’il nous émeut. On se plaît à entendre le « génie linguistique » de la servante de Marcel, Françoise, son langage « parsemé d’erreurs comme la langue française » autant que son bon sens, sa capacité à lire la « vérité » et à se moquer de l’incrédulité de Marcel, fasciné par ses voisins aristocrates. Au franc-parler comique de la domestique (typique, comme chez Molière par exemple) succède la verve satirique et ridicule des Guermantes.

On découvre d’abord Robert de Saint-Loup, que Marcel avait trouvé « dédaigneux » dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et qui se trouve être désormais un ami « aimable ». Être multiple (comme tous les personnages), son homosexualité est suggérée par le jeu, même si c’est sa jalousie envers la comédienne et courtisane Rachel qui est mise en exergue. Une scène fameuse les représente, avec l’amie lesbienne de Rachel, Marcel, et son valet gay, en train de danser sur la chanson « Ton style, c’est ton cul ; ton style c’est ton cœur » de Léo Ferré. Une musique « madeleine » comme dit Honoré, dont l’air et les paroles redoublent les émotions produites par le jeu des acteurs (tristesse déchirante et humour). Robert se distingue aussi parce qu’il est marxiste, dreyfusard, et il se passionne pour l’art militaire : Sébastien Pouderoux interprète avec brio son exposé théorique sur les règles de la guerre et le génie du chef, inspiré par une forme de « divination ». Le jeune homme désarçonne évidemment sa famille, en particulier sa mère la comtesse de Marsantes (sœur du baron de Charlus et de Basin de Guermantes), qui le sermonne et craint tout à la fois de le perdre.

Puis, le clan au grand complet est dévoilé. Leur entrée chorégraphiée sur le plateau (une ronde et des gestes communs très rituels) rappellent la description de leur salut dans le roman : lorsqu’ils rencontrent un inconnu, les Guermantes ont une manière de tendre la main, tout en maintenant une certaine distance que le Narrateur compare à une « passe d’armes ». La trouvaille scénique est remarquable. La satire des snobs débute vraiment. Le duc (l’hilarant Laurent Lafitte), la duchesse (la subtile Elsa Lepoivre), sa tante Mme de Villeparisis (l’éblouissante Dominique Blanc), le baron de Charlus révèlent « l’esprit Guermantes » – un mélange de « bons mots », de curiosité intellectuelle, de lâcheté, de bêtise, de mépris de classe et d’antisémitisme sous le vernis mondain. Oriane se moque des bourgeois mais chante pour Marcel sa chanson préférée (Ma Lady d’Arbanville) car elle n’est pas insensible à l’admiration de cet arriviste. Moment touchant et cocasse où la duchesse tombe de son piédestal sous les yeux clairs de Marcel… Basin refuse de parler de l’affaire Dreyfus qui divise tant la France ; il critique le laid chez Hugo et confond Balzac et Zola. « L’inverti » Charlus (joué par le drolatique Serge Bagdassarian) se révèle quant à lui dans une scène de séduction comique tout à fait exquise, lorsqu’il invite chez lui Marcel : ce dernier n’a su déchiffrer les signes pourtant manifestes que contenait le cadeau du baron (un livre contenant un myosotis – une fleur couleur des astres signifiant évidemment « ne m’oubliez pas » !).

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© Jean-Louis Fernandez

Polyphonie et pluridisciplinarité

L’alternance, le montage de scènes de salon où la puissance comique explose, et le recours à d’autres arts recélant des tonalités plus tendres, nostalgiques, dramatiques, est l’une des grandes réussites du spectacle. Ainsi la chanson d’Yves Simon Tout ce que j’ai dit s’est enfui, (1975), qui rappelle qu’ « avec le le temps les amours se défont », fonctionne comme un intermède, avant le long épisode de l’agonie de la grand-mère adorée de Marcel. Dès que les râles de la vieille dame se calment, Basin accourt pour présenter ses condoléances et proposer un fleuriste ! Deux scènes se déroulent alors simultanément devant nous. Une vidéo nous montre la grand-mère dans son lit, hors champ, entourée de médecins impuissants, devant sa famille terrassée. Un procédé qui ne manque pas de délicatesse. Pendant ce temps interminable, terrible, on assiste vaguement aux échanges des Guermantes dans le salon de la Princesse – laquelle brille par son inculture et chante La Maritza de Sylvie Vartan. La juxtaposition des râles de la mourante et des paroles creuses ou pathétiques des mondains crée une ironie qui rappelle, dans des registres différents, la scène des comices agricoles dans Madame Bovary. En outre, le preneur de son en scène fait tantôt résonner les paroles, tantôt les met malicieusement en sourdine : Oui « Swann s’y connaissait en fleurs », ah « Zola est un poète […] il grandit tout ce qu’il touche… il a le fumier épique, c’est l’Homère de la vidange ! », « De mes dix premières années il ne me plus reste rien… qu’un petit refrain d’autrefois… la la la […] et j’entends mon père chanter… ».

La cohabitation des registres comique et tragique, sel de cette proposition donc, atteint son apogée dans la scène des « souliers rouges » : Swann, condamné, rend visite à Oriane. Il lui a offert une photographie gigantesque qu’elle n’a pas encore regardée. Elle insiste pour que Swann accompagne le couple en Italie dans quelques mois. Quand Swann, si sensiblement incarné par Loïc Corbery, annonce qu’alors, il sera « mort », les Guermantes cumulent déni, maladresse gênée pour Oriane, indifférence obscène pour Basin.

Ainsi, cette variation délicate des tonalités, rendue aussi par les changements de lumières et le remplacement des tableaux dans le salon (des natures mortes représentant des fleurs, plus tard Le jeune homme et la mort de Moreau), suscite-t-elle chez le spectateur une joie mêlée de tristesse qui nous semble tellement en accord avec la lecture du roman (celle intime d’Honoré, la nôtre) ! L’humour acerbe de Proust, ses références constantes aux arts (peinture, musique, littérature, théâtre), les analyses du Narrateur observant la part d’inconscient dans les comportements sociaux et commentant les changements de son existence, sont brillamment mises en scène. Marcel (l’excellent Stéphane Varupenne) confronte l’idéal que représentait ces Guermantes à la réalité présente, déceptive, mais en métamorphose constante, insaisissable. Ce personnage si touchant poursuit sa quête prometteuse de vérité et nous dit à tous, à la fin, et en musique, que cette recherche nous concerne tous intimement : « You will be in the end » : tu finiras par être ce que tu veux être. 🔴

Lorène de Bonnay


Le Côté de Guermantes, d’après Marcel Proust

Adaptation et mise en scène : Christophe Honoré
Avec : Claude Mathieu, Anne Kessler, Éric Génovèse, Florence Viala, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Laurent Lafitte, Rebecca Marder, Dominique Blanc, Yoann Gasiorowski et les comédiens de l’acédémie de la Comédie-Française
Scénographie : Alban Ho Van et Ariane Bromberger
Lumière : Dominique Bruguière
Son : Pierre Routin
Travail chorégraphique : Marlène Saldana

Comédie-Française • Salle Richelieu • Place Colette • 75001 Paris
Du 25 février au 14 mai 2023, en alternance (calendrier détaillé ici ), matinées à 14 heures, soirées à 20 h 30
De 5 € à 42 €
Réservations : 01 44 58 15 15 ou en ligne

Entretien avec Christophe Honoré


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À propos de l'auteur

2 réponses

  1. Cette pièce est un condensé savoureux de l’esprit espiègle, moqueur, satirique, joyeux, grave et toujours surprenant de Marcel Prout.
    Le jeu d’acteur est excellent, dynamique et talentueux. La mise en scène moderne et créative. Le texte incroyablement calibré et tranchant de vérité et de délicatesse en même temps. Pour ceux qui n’y connaissent rien en « Prousterie » (comme moi) et pour ceux qui en sont des experts, le plaisir, l’intensité et le brio de ce spectacle sauront ravir chacun.
    A ne pas manquer !
    Merci Marcel 🙂

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