« Écouter une parole inventive et non formatée : une réelle matière à penser qui réveille nos cerveaux ! »
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
La Covid a précipité les arts du vivant dans une crise que même la pire droite néo-libérale n’aurait osé rêver. Pourtant, de la pensée, de l’audace, de l’originalité, du courage il en reste. Lise Facchin, auteure et metteure en scène donne la parole dans son émission audio « Comptoir des abîmes » à celles et ceux qui s’ingénient encore à faire avancer la culture. Des paroles indépendantes, piquantes, dont le mot d’ordre semble être : « action, création ! ». On voit enfin au-delà des écrans… Rendez-vous ce soir pour la troisième émission sur arte radio.
De nombreux artistes ont pris la parole lors des deux confinements, de façon plus ou moins pertinente, créative. Est-ce cela qui a inspiré votre projet ?
J’ai regardé tout cela d’assez loin au printemps dernier et mon premier confinement a été plutôt ascétique. J’ai éprouvé le besoin de concentrer mon énergie et paradoxalement j’ai beaucoup travaillé (quand je n’avais pas, comme beaucoup, l’école à la maison à gérer !).
C’est en novembre dernier que l’idée a germé alors que je voyais autour de moi les interprètes, les auteurs, les gens du spectacle, de l’audiovisuel, s’étioler, se racornir, se figer dans une sorte d’abominable glue. Le monde de la création ne résonnait plus que d’un vibrato fait de pâtir et d’attentisme.
Un matin, j’ai entendu une fois de trop à la radio : l’interview d’une tête de scène nationale. Un discours éculé, avec des mots vidés de leur sens à force d’être trahis en actes (Ça veut dire quoi aujourd’hui « Culture » ? Qui peut réellement le définir quand il l’emploie ? Qui, par conséquent, peut le définir quand il l’entend ?). Un discours fait d’éléments de langage, pas de pensée. Aucune vitalité, aucune générosité, et bien sûr pas d’engagement, pas de prise de position… alors que tout le secteur est aux abois.
C’est donc une saine colère qui a motivé la création de cette émission ?
Disons que j’ai d’abord commencé par m’énerver toute seule dans mon salon. Puis, je me suis dit qu’il fallait urgemment diffuser une parole qui soit saine, indépendante, et qui vienne du terrain, parce que de la pensée, de la créativité, de l’intelligence il y en a tant ! J’ai alors réuni les compétences disponibles autour de moi et nous avons commencé à travailler. Sans mon co-réalisateur et ingénieur du son Sébastien Salis, Oscar Viguier qui s’occupe de l’image, Marie Durocher qui m’aide en production et tous les comédiens qui me prêtent leur voix au débotté pour enregistrer des textes, je n’y serais jamais arrivée.
Pourquoi ce format et ce titre, Comptoir des abîmes ?
Le format podcast a l’immense mérite de ne pas clouer les gens face à un écran. Dans nos métiers nous travaillons ce rapport essentiel à la liberté du public, à son imaginaire (c’est d’ailleurs ce qui est à questionner dans les captations qui circulent tant) et j’ai retrouvé cette idée avec le format sonore. On peut faire ce qu’on veut en écoutant une émission ; les oreilles nous laissent bien plus libres que les yeux. Certains se méfient des mots, moi ce sont des images. Remettre de l’émulation au centre, réveiller l’esprit avec du frais, du piquant, relayer un peu de lumière, c’est le but de Comptoir des abîmes et je crois qu’on a plus de chance d’y parvenir si les corps ne sont pas captifs.
Je n’ai pas cherché le titre bien longtemps. J’avais conscience qu’il fallait que ça aille vite et n’ai pas trop tergiversé. J’ai voulu évoquer l’idée d’une conversation à bâtons rompus tenue à distance d’une réalité anxiogène. Une image poétique qui traduise simultanément les deux, tout en soulignant l’idée d’un calme et d’un recul possibles.
Qui sont vos invités ? Pourquoi ces choix ?
Je voulais sortir des discours convenus des institutions qui, loin de provoquer un débat public pourtant nécessaire, ont parfois l’indécence de se féliciter alors que le bateau prend l’eau de partout et que les professions de la création agonisent. Il me semblait important de pouvoir regarder l’extraordinaire situation qu’il nous est donnée d’expérimenter comme une occasion de penser nos métiers, nos rôles, nos pratiques, nos mécaniques de production… bref tout ce qui pouvait s’offrir à nous. Mes invités sont donc des personnes qui relèvent des milieux de ce que j’appelle « les arts de la présence », mais j’ai tenu à ne pas recevoir seulement des artistes. Car tous apportent un point de vue intéressant depuis leur pratique et leur singularité. Dans le premier épisode, la productrice Armelle Hédin est venue nous parler de son métier : comment garder le cap envers et contre tout, au milieu des décombres du spectacle. Dans le deuxième, la metteure en scène et co-fondatrice du théâtre de l’Argument Maïa Sandoz livre son sentiment sur l’engagement politique dans les milieux du théâtre. Je recevrai aussi, Sarah Olivier, poétesse, chanteuse et musicienne, Patrick Gastaud fondateur d’Antisthène production, Ronan Ynard, youtubeur de génie, et bien d’autres, puisque la saison est pensée jusqu’au mois de juin.
Ils ne seraient probablement pas tous d’accord si on les mettait autour d’une table – ce qui est précieux à mes yeux – mais ils ont en commun de voir, dans la situation présente, une réelle matière à penser. Surtout, ils sont indépendants, leur parole n’est donc pas calibrée et affaiblie par la novlangue de la Culture… Il ne s’agit pas de rejeter l’institution comme outil, mais de pointer sérieusement du doigt qu’elle est en crise et ne porte plus la vitalité dont nous avons aujourd’hui cruellement besoin.
Les invités sont principalement des femmes : un hasard ?
Aha! Est-ce que ce hasard ne serait pas représentatif d’une certaine réalité peu visible ailleurs ? Je serais encline à le penser… La représentation des femmes dans la culture est une question qui m’occupe depuis longtemps. Elle est urgente et elle est grave. Quitte à mettre les pieds dans le plat dans ce qui agite les polémistes, les principes d’intersectionalité (le fait de considérer les différentes études sur les rapports de domination comme faisant partie d’une même problématique) nous font bien voir qu’il y a d’une part les inégalités de genre, et de l’autre les représentations et les attributs du pouvoir. Il y a du pain sur la planche mais il en va de la responsabilité de tous. Il faut s’y coller !
Pour répondre plus directement à votre question, je n’ai pas construit ma programmation dans ce sens, cela s’est imposé. Il se trouve que les femmes que j’ai contactées se sont montrées sur l’ensemble bien plus réactives que les hommes. Plus prêtes à s’exposer aussi.
Quels regards les artistes portent-ils sur la politique culturelle actuelle ? Sur l’avenir proche (et lointain) du spectacle vivant ?
Il est difficile de généraliser parce que nous n’avons pas tous les mêmes ressources ni les mêmes contraintes de vie. Néanmoins il y a une sorte de paradoxe ambiant. Le regard est terrifié par la dureté de ce qui vient. Jour après jour – et il faut le répéter ! – beaucoup abandonnent un métier qu’ils aiment et pour lequel ils se sont battus. L’abandon de la culture, l’absence de politique culturelle au sens noble du terme (non pas au sens populiste dont les dix dernières années l’ont connoté), terrifient. Il faut comprendre ce que cela signifie pour les générations à venir, pour la liberté d’esprit – d’ailleurs, comme on peut le voir en ce moment, les intellectuels suivent de près les artistes. Cette conscience aiguë de ce qui est en train de se jouer d’un point de vue collectif se double de situations personnelles préoccupantes.
Pour autant, il reste une chose très vivace : cette sensation que la situation recèle une injonction à se positionner, profondément. Quelque chose de précieux est à protéger. Alors malgré l’angoisse, on se dit qu’il faut redoubler d’intelligence et de créativité, et qu’alors, il y aura un nouveau public et de nouveaux espaces qui verront s’exprimer la créativité si longtemps contenue. Comme le dit Sarah Olivier : « On va se vautrer dans l’art ! ».
Ce n’est pas de l’optimiste, c’est bien plutôt le ressenti de ce qui nous manque à tous et que les arts de la présence offrent : une rupture temporelle fondée sur l’échange. C’est une sorte de miracle tout de même ! Et nous sommes obligés de voir à nouveau ce que nous ne voyions plus : à quel point c’est fragile et à quel point c’est important. La littérature théorique des années soixante-dix, fondée sur des remous historiques et politiques forts, ne l’oublions pas, me semble retrouver aujourd’hui un sens qu’elle n’avait plus pour ma génération.
« Inventons-nous des moyens de tenir »
Alors vous, Lise Facchin, comment vivez-vous la période actuelle ?
Je vous préviens, ma réponse fait assez peu envie ! Mon enjeu, c’est de conserver la tête froide, et donc une pensée. Les Troiscoups.fr avaient publié un entretien avec Joris Mathieu dans lequel il disait que c’était la dimension émotionnelle de cette crise historique sans précédent qui allait faire la différence. Comment on allait gérer la peur, individuellement et collectivement. J’épouse complètement cette idée. Et si l’on veut bien voir les choses sous cet angle, alors on perçoit à quel point cette fragilité émotionnelle fait en ce moment le lit de bien des opportunismes politiques. Il faut donc garder la tête froide. Et de l’esprit critique, dans le bon et fertile sens du terme. Pour moi, cela suppose une discipline et du travail.
Comment travaillez-vous au quotidien ?
Ce sont les croisements entre différents champs qui me nourrissent et me stimulent alors j’ai une tendance énorme à multiplier les voies d’exploration. Tous les chemins et tous les outils de la curiosité me semblent bons. Mes journées sont faites d’étude à la table, d’écriture, et d’invention parfois improbable ; je m’autorise à tout penser, à rêver. Dans un second temps, je reviens à des éléments pragmatiques et concret et essaie de les faire exister en les inscrivant dans un cadre. J’ai répondu comme ça à d’innombrables appels à projets me permettant de réfléchir précisément des axes de travail qui me sont chers, de les travailler d’un point de vue intellectuel. Les conclusions des commissions sont une chose, mais le plus important pour moi est de saisir l’occasion de les penser avec précision, parce qu’alors ça ne me quitte plus.
Ces activités solitaires, que je chéries, se doublent d’une vie de travail collectif (avec Le Ring, ma compagnie) dans laquelle tout ce qui précède semble prendre sa place, son sens et sa cohérence. La Maison des autres est un projet sur lequel nous travaillons avec opiniâtreté, malgré les dates de jeu remises aux calendes. Les répétitions ont une allure don quichottesque. Nous ne savons jamais si les lieux où nous sommes supposés travailler seront vraiment ouverts, si tout le monde sera là et si nous pourrons travailler ce qui était prévu. C’est du pur présent. Il faut accepter que nous ne maîtrisions pratiquement rien, être dans une souplesse permanente, tous. La disponibilité à ce qui advient et la souplesse, au plateau comme ailleurs, sont pour moi des outils plus fiables et plus solides que la maîtrise, parce qu’ils supposent une écoute fine de ce qui bruisse et l’habitude de mobiliser ce qu’on a à disposition. Cela favorise le faire. L’agir.
Alors nous mettons à profit ce temps qui nous est donné et qu’à la fois nous subissons, pour travailler ce qui nous questionne, chacun et tous. Nous développons donc une pratique d’ensemble, faite d’exercices choisis pour interroger des aspects très précis du métier, briser les automatismes, interroger les représentations et entraîner les réflexes, la souplesse, la disponibilité et l’écoute.
Quels messages tenez-vous à faire passer à vos auditeurs, à nos lecteurs, à travers votre émission ?
Nous ne voyons pas encore le bout du tunnel, alors il faut faire avec ce qui est et non avec ce qui sera peut-être. Ce qui est, est dur et peu. Mais je suis persuadée que c’est seulement en le considérant que nous pouvons le traverser. Il faut se rappeler que nous ne sommes pas seuls et que la fragmentation est une idée qu’il suffit de remodeler pour voir à quel point elle ne tient que parce que l’on y croit. Inventons-nous des moyens de tenir. Cessons de pâtir. Pensons. Créons. C’est ce que nous savons faire. ¶
Propos recueillis par
Lorène de Bonnay
Le Comptoir des abîmes, un podcast de Lise Facchin sur arte radio, un lundi sur deux.
Prochaine émission : lundi 1er mars
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