« Œdipe, etc. », chantier théâtral no 3, librement adapté d’« Œdipe‑Roi » de Sophocle, Théâtre de Sartrouville

« Œdipe, etc » © Léna Martinelli

Chantier ouvert au public

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Le Théâtre de Sartrouville et des Yvelines a imaginé une forme singulière pour associer la population à un travail artistique ambitieux : les chantiers théâtraux sont des créations collectives qui posent les fondations d’un véritable théâtre de service public, des projets au cœur de la ville. Deux représentations d’« Œdipe, etc. » sont offertes au public samedi 13 et dimanche 14 juin 2009. Avant que n’aboutisse cette formidable aventure, « les Trois Coups » vous emmènent au cœur de cette mêlée poétique jouée, chantée, dansée et filmée, pour un chœur de 150 habitants.

Rien de plus cohérent que ce projet de grande envergure qui illustre parfaitement la formule inscrite sur la couverture de la plaquette de saison : « Inventer ensemble ». Le chef de chantier n’est personne d’autre que le directeur du lieu, Laurent Fréchuret, soutenu par toute l’équipe du centre dramatique national mobilisée pour cette aventure collective qui renaît à Sartrouville une année sur deux depuis 2005. Les chevilles ouvrières sont des débutants ou amateurs expérimentés, hommes, femmes et enfants de tous âges et de tous horizons. Leurs points communs ? Ils vivent dans les environs et désirent tous participer à l’élaboration d’un spectacle, guidés par des artistes professionnels. Avant de montrer au public du théâtre, aux amis, à la famille, le résultat de cette création collective, ces deux dernières semaines de répétitions mettent en commun tous les matériaux accumulés au fil d’une année de recherche.

C’est Franck Bourilhon qui nous accueille : « Je vous emmène assister à la répétition de chant. Retrouvons-nous dans une heure sur le plateau. Aujourd’hui, nous avons prévu de faire une “allemande” (un filage dans les décors). Avec ce chantier, c’est vraiment l’art à tous les étages », s’exclame-t‑il, « le théâtre est habité de haut en bas ! ».

Il a raison de se réjouir d’une telle présence, Franck Bourilhon. Assistant de Laurent Fréchuret sur ce chantier, il est aussi attaché aux relations publiques au Théâtre de Sartrouville. Et ce n’est pas un hasard s’il accomplit ces deux fonctions. Son rôle ne se cantonne pas à prendre des notes au cours des répétitions et contribuer à faire avancer le projet en assurant la coordination et le suivi d’une séance à l’autre. Ce qui est déjà beaucoup compte tenu des 150 participants ! Il joue un rôle important auprès de chacun d’entre eux : dans le cas de spectateurs devenus acteurs, il entretient les relations ; dans celui d’un public en devenir, il fait connaissance. Car ce projet, qui associe de la sorte la population à un projet artistique d’une telle envergure, vise avant tout à resserrer les liens. C’est une autre manière de promouvoir le théâtre en le rendant accessible et vivant. L’objectif est de fidéliser des spectateurs curieux et de convaincre les plus récalcitrants que ce lieu les concerne aussi.

« Œdipe, etc. »-affiche
« Œdipe, etc. »-affiche

C’est le chantier, en effet ! Pour accéder à une des salles de répétitions, nous traversons un plateau où pas moins d’une centaine de personnes s’activent. La cage de scène est apparente. Plus de coulisses. Il faut de la place ! Les passerelles sont même utilisées par les jeunes danseuses. Les loges ne sont pas plus calmes. Au contraire ! Le Théâtre de Sartrouville est une vraie ruche. Toute l’équipe est là. Les uns s’échauffent, les autres découpent des journaux, d’autres encore positionnent des projecteurs. Aujourd’hui, les techniciens ont beaucoup de travail. Nous sommes à J‑5.

En attendant de découvrir cette répétition importante, nous voilà donc en compagnie de ce chœur composé d’une vingtaine de femmes, issues pour certaines d’une chorale, novices pour les autres. Avec Myriam Djemour, elles s’échauffent la voix, travaillent l’articulation, le rythme, la projection, du texte et des chants qui ponctueront le spectacle. Le grand soir approche et le trac commence à être palpable, mais la bonne humeur reste de mise : « Notre coach, Myriam, est formidable. Elle nous insuffle une de ces énergies ! Elle est toujours positive. Mais qu’est‑ce qu’elle nous fait bosser… », raconte Joëlle. Le temps presse. Myriam règle les derniers détails avant de filer, avec son groupe, pour rejoindre les autres participants. Juste le temps de poser quelques questions à Monique : « Ce qui me motive de venir ici ? Le plaisir de retrouver d’autres habitants de cette ville, l’envie de participer à une expérience unique, le désir de côtoyer des artistes, le fait de vivre un moment fort qui me fait oublier mon quotidien. ».

Pour changer de la routine, rien de tel, en effet, que de se plonger dans cette mêlée poétique qui associe autant de disciplines. Hormis le chant, la musique, le théâtre et parfois la chorégraphie, arts couramment présents dans les tragédies, on trouve parmi les intervenants de ce chantier des cinéastes et vidéastes, un circassien et un spécialiste du kecak * balinais. Grégoire Gensse a initié l’ensemble du groupe à cet art ancestral ponctué de « tchak-a-tchak-a-tchak » semblable aux cris des singes. Avec leurs danses et leurs batailles, ces démonstrations de groupe créent des effets spectaculaires, comme dans l’histoire du Ramayana, un des écrits fondamentaux de l’hindouisme, dont elles proviennent. Assis en cercle, nos participants chantent, laissent échapper leurs cris tonitruants et gesticulent. Tout cela est bien réglé, rien n’est laissé à l’improvisation. S’ensuivent alors d’autres rituels qui ne manquent pas de sel. Tous, du plus petit au plus âgé, accomplissent leur partition avec sérieux et décontraction tout à la fois.

« Œdipe, etc » © Léna Martinelli
« Œdipe, etc » © Léna Martinelli

Voir la population de Sartrouville jouer le peuple de Thèbes prend tout son sens dans ce C.D.N. : « Partager avec le plus grand nombre fait partie de nos missions », comme le rappelle Laurent Fréchuret : « Nous avons choisi un thème ouvert et fédérateur. Œdipe est une tragédie qui parle de l’humain dans tout ce qu’elle a de plus universel. Chacun pourra s’y identifier, car elle aborde une thématique intemporelle. Cette proposition d’un chantier théâtral me semble affirmer la scène comme espace public de jeu et de parole, la tentative d’une petite démocratie poétique. ».

Après la traversée de l’œuvre de Shakespeare, puis celle de la mémoire des habitants de Sartrouville, Laurent Fréchuret a choisi cette année de partir sur les traces de la première enquête policière écrite il y a plus de 2 500 ans : l’Œdipe‑Roi de Sophocle. La confrontation au mythe a été l’occasion d’une plongée dans les œuvres qui se sont emparées de l’histoire d’Œdipe. De cette « Œdipothèque », Laurent Fréchuret a tiré une matière théâtrale, librement adaptée de son créateur et nourrie par ses successeurs, qui compose et façonne un Œdipe aux mille visages.

Ainsi, ces 150 participants, tel un chœur à l’unisson, s’immergent dans la tragédie grecque, corps et âme. Cette création collective est un véritable processus par lequel chacun peut exprimer et expérimenter son potentiel artistique : « J’apprends beaucoup » explique Janine, prof de maths à la retraite qui anime elle-même par ailleurs des ateliers en collège, « les intervenants sont de vraiment de qualité. Nous participons beaucoup. Nos propositions sont prises en compte. Ici, le collectif (un mot auquel je tiens beaucoup) prend tout son sens. Nous construisons ensemble un objet artistique. J’ai besoin d’être avec des gens ! C’est la deuxième fois que je participe à cette expérience de chantier. Et je compte bien continuer ».

Fidèles et nouveaux venus acceptent volontiers l’exigence dont fait preuve l’équipe artistique. Les participants écoutent avec attention les indications de Laurent Fréchuret qui livre des éclaircissements dramaturgiques utiles, rappelle les contraintes techniques, décide des déplacements, sollicite certains pour qu’ils fassent des propositions de jeu, corrigent les maladresses des uns et des autres. Le chef de chantier rappelle sans cesse les fondamentaux : « N’oubliez pas le public. C’est à lui que vous vous adressez. Il vient pour vous voir, pour vous entendre. Regardez‑le et offrez‑lui votre texte. Respirez. Pas trop vite, le texte, sinon on ne comprend rien. Plus rapides, les déplacements. Vous êtes nombreux. Il faut maintenir le bon rythme. ». Il encourage souvent, taquine parfois et houspille quand c’est nécessaire. Diriger des groupes aussi importants n’est pas une mince affaire ! Difficile de rester concentré, surtout quand il s’agit de s’attacher à un détail, à un acteur en particulier. Mais l’esprit de groupe fonctionne bien. De nombreux participants ne soupçonnaient sans doute pas la richesse dont ils pouvaient faire profiter les autres.

« Œdipe, etc. » © J.-M. Lobbé
« Œdipe, etc. » © J.-M. Lobbé

Pendant que Laurent dirige au micro, Franck note encore et toujours, Myriam, Grégoire et Philippe entraînent leurs groupes et donnent les tops. Nine de Montal, intervenante en jeu théâtral, comédienne permanente associée au C.D.N. depuis janvier 2009, va voir chaque individu avant son entrée en scène, soutient ceux qui ont encore un peu de mal, encourage, donne les derniers conseils : « C’est une aventure humaine et artistique fabuleuse », s’enthousiasme-t‑elle, « cela a été un vrai plaisir de travailler avec ces femmes (car il y a peu d’hommes !). Elles ont beaucoup donné de leur temps, de leur énergie, de leur intimité. Elles se sont vraiment engagées. La première fois que nous nous sommes vus dans les ateliers, j’ai tout de suite considéré les participants comme des comédiens à part entière. Nous avons travaillé sur le rapport à l’espace, la présence, la disponibilité, l’écoute de l’autre, le don de soi, l’échange. Tous se sont pris au jeu, que ce soit en s’appropriant l’histoire, en la jouant ou en l’inventant, et certains m’ont épatée car, tétanisés au départ, ils se sont transformés au fur et à mesure. ».

Comme Nassera, cette jeune femme de trente ans, épanouie sur le plateau : « Cette aventure m’a permis de sortir de ma bulle suite à une longue maladie. J’ai connu le chantier grâce à un groupe d’enfants dont j’étais l’animatrice. Ces enfants participaient à un ancien chantier. Monter sur les planches permet de m’exprimer. Ici, je suis à l’aise, car il y a une très bonne ambiance. Je me sens bien ici. Depuis, je viens régulièrement assister aux spectacles programmés. ».

Cette « maison », accueillante, conviviale, habitée, accomplit ainsi ses missions de service public. Irriguant la vie locale en profondeur, ce travail de terrain s’enracine et se développe dans une confiance solidement tissée, année après année. Lent et patient, exigeant et respectueux, le projet des chantiers théâtraux contribue à la cohésion sociale. La rencontre fructueuse entre les générations et les milieux réunit les conditions d’une réelle mixité sociale. Et la présence majoritaire des femmes ne doit pas faire oublier celle des hommes (Mehdi, Mohamed, Gabriel…), à qui sont notamment confiés les rôles d’Œdipe ou de Créon.

La démocratisation de l’accès au théâtre n’est pas une utopie, ni un échec, comme beaucoup trop le pensent. En créant Médée d’Euripide, mise en scène à l’automne 2009, Laurent Fréchuret espère bien prouver, une fois de plus, que la tragédie grecque, réputée élitiste, est véritablement populaire. Histoire d’achever cette année grecque dans un dialogue fécond d’un mythe à l’autre, d’une tragédie à l’autre, d’un spectateur à l’autre. 

Léna Martinelli

* Le kecak (prononcer « ketchak ») est une danse typiquement balinaise créée dans les années 1930.


Œdipe, etc., chantier théâtral no 3, librement adapté d’Œdipe‑Roi de Sophocle

Invention scénique pour un chœur de 150 personnes (théâtre, musique, chant, danse, cinéma, sport, etc.)

Chef de chantier : Laurent Fréchuret

Assistant : Franck Bourilhon

Avec : Dalila, Catherine, Marina, Ouissam, Ilham, Amélie, Élise, Fouzia, Dominique, Nolwenn, Feriel, Shaïma, Muriel, Isabelle, Éliane, Françoise, Paul, Esther, Mehdi, Christine, Martine, Isabelle, Danielle, Ashkan, Mireille, Karine, Claire, Chantal, Hugo, Nacera, Wacil, Mohamed, Fatna, Gilbert, Layla, Florence, Annelise, Anne‑Marie, Sabrina, Camille, Janine, Gabriel, Claudine, Odile, Julia, Naguette, Yanis, Dominique, Nina, Karine, Isabelle, Saïda, Magali, Monique, Auriane, Joëlle, Virginie, Gérald, Prométhée, Lisa, Diana, Alleym, Rayane, Dominique, René, Marie, Chantal, Stéphanie, Marie‑Louise, Annie, Mireille, Aurore, Michèle, Annick, Jocelyne, Miranda, Lena, Rostom, Marie‑Christine, Esther, Janine, Virginie, Sylvie, Brigitte, Quentin, Pauline, Bérénice, Marie‑France, Benjamin, Grégory, Dora, Valérie, Ève, Delphine, Samir, Nathanaële, Rolande, Françoise, Martine, Ulysse, Alberte, Ouarda, Brahim, Sofiane

Intervenants artistiques :

Théâtre : Nine de Montal

Théâtre / cirque : Philippe Giai Miniet

Musique : Dominique Lentin

Travail du kecak balinais : Grégoire Gensse

Chant : Myriam Djemour

Cinéma : Clarisse Christmann, Lionel Fouré, Pierre‑Yves Ferrandis, Marie‑Noëlle Peters

Costume du Sphinx : Hélène Martin – lycée Jules‑Verne de Sartrouville

Et le soutien de l’équipe permanente du Théâtre de Sartrouville-C.D.N.

Théâtre de Sartrouville-C.D.N. • place Jacques‑Brel • 78500 Sartrouville

www.theatre-sartrouville.com

Réservation obligatoire : 01 30 86 77 79 ou resa@theatre-sartrouville.com

Samedi 13 juin 2009 à 20 h 30 et dimanche 14 juin 2009 à 16 heures

Durée : 1 h 50

Spectacle gratuit

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