Kery James persiste et saigne !
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
Reprise au Théâtre national de Bretagne du spectacle « À vif » de Kery James, créé au Théâtre du Rond-Point dans une mise en scène de Jean-Pierre Baro. Cette première pièce du célèbre rappeur fait partout l’unanimité. Même chose ici, à Rennes, devant une salle comble et comblée. Quel est donc le secret d’un pareil succès ?
Déjà, on est surpris par l’inattendue distribution des rôles : le blanc dans le résistant, le noir dans le collabo, s’affrontent en un duel sans merci, ni lourdeurs. L’occasion pour Kery James d’asséner, sous son masque, ses coups à la bien-pensance, mais aussi de nous montrer les trucs et vieilles ficelles des avocats, ces indignés professionnels. Après tout, il s’agit aussi, pour les deux élèves orateurs, de remporter le concours – d’éloquence et de rouerie – dont nous, spectateurs, serons les jurés. Tous les coups sont permis, certains carrément bas, comme dans la vraie École de la magistrature. On s’y croirait.
Le thème sur lequel s’affrontent maîtres Yann Jaraudière (Yannick Landrein) et Soulayman Traoré (l’auteur lui-même) est le suivant : « L’État est-il seul responsable de la situation actuelle des banlieues ? » Pour Yann, l’insoumis chic des beaux quartiers, c’est clairement oui. Pour Soulayman, le fils modèle, le miraculé du ghetto, ce serait plutôt non. S’ensuivent des plaidoiries qui, peu à peu, vont se transformer en réquisitoires. « Vous voulez faire une population d’assistés, accuse l’un. Ce dont vous avez besoin, c’est qu’ils aient besoin de vous. Mais la banlieue n’est pas une crèche à ciel ouvert, peuplée de nouveaux-nés ». « Quelle déception ! feint de déplorer l’autre. Qu’un talent aussi grand se laisse abuser par les poses-postures-impostures de nos gouvernants ».
En réalité, le texte n’oublie rien. Ni l’affaire Théo – violé à la matraque – ni celle d’Adama Traoré – mort asphyxié lors d’un contrôle de police. Ni que les zones dites « sensibles » se trouvent toujours, comme par hasard, « au ban des lieux », d’où leur nom. Un écran s’anime alors derrière les duellistes. Des barres d’immeubles s’écroulent, puis renaissent et jalonnent un trajet quotidien en train, tandis qu’ils réfléchissent, chacun à un bout d’une longue table, sur laquelle un vrai feu vient de s’allumer. D’un coup d’extincteur, maître Yann l’éteint, symbolisant ces aides dont l’État arrose, ça et là, les brasiers survenus. « Budgets post-traumatiques », ironise maître Soulayman.
Lettre à la République
Tout vient de l’école, cette « reproduction des élites » qui, selon Soulayman, versent des larmes de crocodile sur l’échec des plus faibles. L’avocat de gauche renchérit sur la schizophrénie de cette France qui se laisse acheter par les sponsors du terrorisme, l’autre, celle des petits frères qui s’entretuent tout seuls. « Ce n’est pas l’état qui presse sur la détente, rappelle Soulayman. C’est la haine, l’envie, la cupidité ». Des choses qui arrivent aussi dans les meilleures familles, lui rétorque Yann. Bisbille sur le terme de « black » que, selon Traoré, les bobos utilisent pour se donner bonne conscience. Et nos deux finalistes de s’envoyer à la tête leurs solides préjugés l’un sur l’autre. Comme quoi, même les plus fins…
On le voit, le dialogue a beau se vouloir impartial, il fait tout de même la part belle à Kery James qui, à plusieurs reprises, revient insensiblement, et bellement, à son rap. Comme sa pièce, il casse la baraque mais aussi veut l’aménager, persifle, gueule, dénonce et garde espoir malgré tout. Des extraits de Banlieusards, puis de Constat amer, enfin de Lettre à la République prennent alors le relais, procurant à tous des frissons.
La rencontre entre les deux France, rêvée par l’auteur dans le programme, a bien lieu. On ne sait de quoi elle est faite, mais indéniablement, le public habituel des profs et autres abonnés s’est enrichi d’une masse énorme de jeunes de toutes origines. Les deux font un triomphe à cette hymne aux adultes que doivent redevenir tous les citoyens. « Il le faut », aurait requis le juge Bertolt Brecht.
Olivier Pansieri
À vif, de Kery James
Texte paru chez Actes Sud
Mise en scène : Jean-Pierre Baro
Avec : Kery James, Yannick Landrein
Voix off : Jean-Pierre Baro
Collaboration artistique : Pascal Kirsch
Dramaturgie : Samuel Gallet
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy
Son : Loïc Leroux
Lumière et vidéo : Julien Dubuc
Production : Astérios Spectacles en coréalisation avec le Théâtre du Rond-point
Durée : 1 h 15
Photo © Nathadread Pictures
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Du lundi 22 au samedi 27 janvier à 20 heures, jeudi 25 à 19 h 30
De 11 € à 27 €
Réservations : 02 99 31 12 31
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