Grand peur et misères des subventionnés
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
Jean-Pierre Baro met en scène « Mephisto » de Samuel Gallet, très vaguement inspiré du roman de Klaus Mann. Une litanie, qui se veut un cri, contre la montée du fascisme récitée par des personnages auxquels on ne croit pas. Restent des moments criants de vérité sur l’arrivisme des gens de théâtre. Auquel on croit, par contre.
Comme l’enfer, l’ennui est pavé de bonnes intentions. Vouloir en découdre avec le Rassemblement national (R.N.) est urgent, méritoire, sacré, tout ce qu’on voudra, mais cela ne dispense pas une histoire de tenir debout. À moins qu’on s’en fiche, comme le firent naguère des troupes d’agitprop, parfois avec génie. Je pense au Living Theatre ou au Bread and Puppett contre la guerre du Vietnam.
Mais là, on est à la maison, je veux dire dans un théâtre subventionné. Oh, pas un grand, le petit théâtre de « Balbek », mais avec sa table de lecture, ses loges, ses coulisses, bref un univers on ne peut plus réaliste. Pourquoi faut-il que les gens y soient d’une gentillesse littéralement invraisemblable ? « Rien que des chics types », raillait Guy Bedos. Même quand Mikael sort une arme, on lui dit qu’on l’aime, que c’est pour cette raison qu’on le garde dans la troupe, même s’il est fasciste.
Vous avez dit « poncifs » ?
L’angélique Lucas (Tonin Palazzotto) invoque les martyrs de toutes les révolutions tandis que l’ambitieux Aymeric (Élios Noël) jalouse le succès sur scène de l’actrice noire Juliette Demba (Lorry Hardel), suscitant la mauvaise humeur du raciste Michael (Julien Breda). La méritante directrice (Mireille Roussel) a décidément bien du mal à tenir son petit monde pour monter son énième Tchekhov. Entre alors l’innocente stagiaire Barbara (Pauline Parigot), qu’Aymeric séduit aussitôt. Le fourbe sait qu’elle est la fille de la grande Anna Bauer, figure du théâtre parisien.
Survient Fabien Muller, le député du R.N. rebaptisé ici « Premières lignes » (Jacques Allaire), passé nous informer que des élections vont avoir lieu. En contrepoint, on apprend des méfaits commis par des militants d’extrême droite et une actrice apporte une tête de cochon déposée devant le théâtre. « Une menace de mort », croit bon de nous expliquer un des personnages. Tadadam ! chanterait Renaud. Tandis qu’Aymeric se lamente de gâcher ainsi son talent dans ce bled paumé, Lucas, lui, nous assène ses fines analyses. « Le nationalisme triomphe, déplore-t-il. Où est la jeunesse de l’Europe ? Les gens sont malheureux et ils votent mal ».
Les salauds sont les mieux servis
Que l’auteur ne nous en veuille pas, mais on a tout de même l’impression d’entendre un disque rayé. Quant à l’inquiétante ressemblance de notre époque avec celle si noire de l’entre-deux-guerres, on ne la sent guère dans cette sitcom aussi redondante qu’intemporelle. Tout s’y joue en réalité sur deux tableaux exclusivement : les questions que les acteurs se posent sur leur métier et les réquisitoires qu’ils prononcent contre le fascisme. En gros, soit ils parlent boutique (« À quoi bon le théâtre ? Pourquoi monter Tchékhov ? Comment faire venir les critiques de Paris ? »), soit ils s’épouvantent du possible retour d’un nouvel Adolf.
Précisons que les acteurs qui incarnent ces acteurs sont tous excellents, qu’on leur sait donc plutôt gré de nous faire avaler tous ces gros morceaux. Dont quelques-uns de bravoure : celui, par exemple, où Aymeric pique sa crise et reproche au public de Balbek de ne pas assez l’applaudir. Élios Noël y est franchement tordant et, entre parenthèses, son Aymeric fait preuve d’un raffinement et d’une profondeur dans le cynisme, dont on aimerait que soit pourvu le moralisme gnangnan du pauvre Lucas.
Saluons encore Julien Breda qui finit par rendre touchant Mikael, le facho de service – l’auteur lui ayant adjoint le père alcoolique du roman comme excuse, voire explication. De même Jacques Allaire, qui pour un peu nous ferait sourire, tant dans le glaçant député fasciste que dans le narquois critique de théâtre, avec son jeu très fin de vainqueur blasé. Le texte, là encore, lui ménage de jolis effets. Bref, ce sont les salauds qui sont les mieux servis, les autres barbotant, hélas, dans l’eau de rose.
L’avorton du génie
La partie parisienne nous enfonce un peu plus dans la mare aux clichés. On lui préférera le tableau final où soudain l’auteur nous surprend avec une assez géniale évocation de l’enfer, où se retrouveraient tous les artistes coupables de complicité avec le Diable, alias l’extrême droite. On retrouve ainsi in extremis l’ironie tragique de celui que Brecht appelait « l’avorton du génie », cet écrivain homosexuel, visionnaire, fulgurant qui allait se suicider après guerre, sûr d’être un raté.
En 1979, Ariane Mnouchkine avait adapté son Méphisto en un spectacle fleuve qui époustouflait sans convaincre. En 1985, avec des bouts de ficelle, Jean-Pierre Garnier en fit au contraire un des meilleurs spectacles du Off d’Avignon. Pourtant le même texte, au mot près, mais là tout y était. Puisse tout cela vous donner surtout envie de lire ce roman d’une force incroyable écrit en 1936. Même si comparaison n’est pas raison, certaines similitudes avec notre époque font en effet frémir. ¶
Olivier Pansieri
Mephisto [Rhapsodie], de Samuel Gallet
Librement inspiré de l’œuvre de Klaus Mann
Mise en scène : Jean-Pierre Baro
Avec : Jacques Allaire, Julien Breda, Lorry Hardel, Cléa Laizé, Élios Noël, Tonin Palazzotto, Pauline Parigot, Mireille Roussel
Son : Loïc Le Roux
Lumières : Bruno Brinas
Scénographie : Mathieu Lorry Dupuy
Costumes : Majan Pochard
Collaboration à la mise en scène : Amine Adjina
Photo © DR
Durée : 2 h 40
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Mercredi 6 mars à 20 heures, jeudi 7 mars à 19 h 30, vendredi 8 mars à 20 heures, samedi 9 mars à 15 heures, lundi 11, mardi 12, mercredi 13 mars à 20 heures, jeudi 14 mars à 19 h 30, vendredi 15 janvier à 20 heures, samedi 16 mars à 15 heures
De 11 € à 27 €
Réservations : 02 99 31 12 31