Hors des sentiers battus
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
La chorégraphe et danseuse danoise Mette Ingvartsen a déjà été accueillie à Mettre en scène en 2009 et 2012. Elle y revient cette année avec une création et une œuvre plus ancienne qui sont aux antipodes l’une de l’autre.
69 positions : liberté et légèreté au-delà des tabous
69 positions est un objet scénique parfaitement hybride : installation, performance, chorégraphie, etc. Mette Ingvartsen parle de visite guidée. Et il est vrai qu’elle reçoit le public dans une salle qui pourrait être celle d’une exposition, avec ses grilles où sont accrochés divers panneaux qu’elle laisse les spectateurs découvrir avant de les accueillir.
C’est un nouveau cycle qui s’ouvre dans l’œuvre de Mette Ingvartsen avec 69 positions. Il examinera les relations entre sexualité, politique du corps et structures de la société. Le premier volet, qui nous est présenté ce soir, est divisé en trois parties chronologiques. Les deux premières nous invitent à parcourir des archives des années 1960-1970 et 2000. La troisième est contemporaine.
Le premier moment et le deuxième s’appuient sur des photos, des textes, des extraits de films et la description par l’interprète des manifestations évoquées, avec quelques courts passages recréés sur le plateau. Une performance alliant discours et danse constitue le troisième.
Meat Joy de Carolee Schneemann (œuvre créée en 1964 à Paris au Festival de la libre expression) est le point de départ du travail de l’auteur. Schneemann y confronte des personnes nues et de la matière morte (viande et poissons). Cette époque (avec Richard Schechner, Dionysus in 69, et Yayoi Kusama) paraît à Mette Ingvartsen emblématique de la libération sexuelle et de la question de la nudité. S’exposer nu est alors un geste éminemment politique comme la revendication « Make love, not war », en réaction à la culture mortifère incarnée par la guerre du Vietnam.
Au cours de ce premier acte, l’interprète est amenée à se dénuder deux fois. Elle sera constamment dans le plus simple appareil lors des deux suivants. Manual Focus (2003), partiellement rejoué par sa créatrice, est une extraordinaire chorégraphie qui tient du mime. La danseuse y porte un masque, façon comédie ancienne, à l’arrière de la tête. Le spectateur qui ne la voit que de dos a sans cesse l’impression d’une personne lui faisant face. C’est le seul moment, avec l’extrait suivant tiré de To Come (Mette Ingvartsen, 2005), où le public se retrouve en position frontale par rapport aux interprètes. Ici, quatre volontaires de l’assistance, vêtus, répètent les sons d’un orgasme collectif issu de la pièce. C’est une transition vers la troisième partie plus directement tournée vers la sexualité.
À partir d’un texte de Beatriz Preciado, l’auteur interroge la manipulation de nos corps et de nos pratiques sexuelles par l’intervention de substances hormonales (pilule, gel à la testostérone) ou médicamenteuses (Viagra). C’est l’occasion d’une subtile subversion de nos codes sociaux et vestimentaires, où une conférencière nue, assise derrière un bureau, tient un discours scientifique tout à fait sérieux face à des auditeurs habillés. Le spectacle s’achève par une chorégraphie tout à fait échevelée, une danse de transe sexuelle digne d’une Bacchante, Breaking Bones, sur une musique de Will Guthrie.
Cette pièce très longue (une heure quarante‑cinq) est une véritable prouesse physique pour son interprète, Mette Ingvartsen. Est-ce une pièce pornographique ? C’est, tout au contraire, une œuvre légère et jubilatoire, pleine d’humour aussi, bien dans l’esprit des années de la libération sexuelle. Et pourtant, la danseuse-chorégraphe y est entièrement nue, pendant plus d’une heure, au milieu des spectateurs, à portée de main. Comment expliquer ce qui peut passer pour un paradoxe ? Cette nudité est crue, non pas au sens de triviale ou vulgaire, mais au sens de sans apprêt, sans fard, naturelle, pourrait-on dire, si précisément nos codes culturels n’en faisaient pas un tabou dans la sphère publique. Elle n’est pas pornographique parce que le public, avec qui l’artiste partage la scène, n’est jamais en position de voyeur et parce qu’elle-même ne peut jamais être réduite à un objet. Le spectateur la regarde, mais la réciproque est vraie. Elle lui parle aussi, à peu près constamment et en particulier lors des effeuillages. Le regard et le discours (le langage) la (les) constituent en sujet et bloquent toute possibilité de réification.
C’est tout le talent de Mette Ingvartsen d’avoir transformé une réflexion sociologique, philosophique et politique sur le rapport au corps et à la sexualité dans les sociétés occidentales en une œuvre protéiforme au charme fou. Le moindre des exploits qu’elle a accomplis ce soir n’est pas de s’être exprimée en français pendant toute la représentation. Bravo et merci.
Evaporated Landscapes : un poème de la matière
Cette pièce plus ancienne (2009) exclut toute présence humaine sur scène. Les matériaux en sont la mousse, le brouillard, la lumière et le son. En travaillant ces divers ingrédients, Mette Ingvartsen compose pour son public des paysages évanescents.
Les spectateurs se font face sur deux rangs, avec la scène au milieu. À leur arrivée, cinq conglomérats de mousse, à l’allure de monticules de barbe à papa, clignotent au gré des éclairages qu’ils recouvrent. Bientôt, le brouillard envahit l’espace et entoure ce qui paraît alors être des sommets enneigés. Le son évoque le vent qui souffle dans la montagne. Puis le brouillard se mue en vagues furieuses qui submergent des rochers écumeux. On entend des bruits d’eau qui s’écoule et les petits tertres de mousse s’affaissent légèrement. Rapidement jailliront des myriades d’escarbilles tandis que ronfle et crépite l’incendie. Elles se logent dans des multitudes de bulles rougeoyantes qui vont peu à peu s’iriser au son de la musique des sphères célestes. Mais voici que surgissent des explosions dans le lointain (canonnade ou feu d’artifice ?) et ainsi de suite jusqu’au retour au paysage initial, trente minutes plus tard.
Cette performance, qui sollicite nos perceptions et notre imagination, est une vraie féerie, un petit bijou réalisé comme un merveilleux film d’animation qui joue avec le temps. ¶
Jean-François Picaut
Festival Mettre en scène, 18e édition
Du 4 au 22 novembre 2014 à Quimper, Lannion, Vannes, Brest, Lorient, Saint-Brieuc et Rennes Métropole
69 positions, de Mette Ingvartsen
Conception, chorégraphie et performance : Mette Ingvartsen
Avec : Mette Ingvartsen
Scénographie : Virginie Mira
Lumière : Nadja Räikkä
Son : Peter Lenaerts
Dramaturgie : Bojana Cvejic
Photo : © Jean‑François Picaut
Production : Mette Ingvartsen / Great Investment
Coproduction : Apap / Szene (Salzburg), musée de la Danse / centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne
Du 18 au 20 novembre 2014
T.N.B. salle Vilar
Durée : 1 h 45
Reprise au Centre Georges-Pompidou à Paris du 15 décembre au 19 décembre 2014
Evaporated Landscapes, de Mette Ingvartsen
Conception : Mette Ingvartsen
Lumière : Minna Tiikkainen
Son : Gerald Kurdian
Direction technique : Joachim Hupfer
Management de la compagnie : Kerstin Schroth
Les 21 et 22 novembre 2014 à 18 heures, 20 heures et 22 heures
Salle Guy-Parigot
Durée : 30 min
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31