Ensemble, expérimentons !
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Voici deux formes artistiques particulièrement originales, dont une à Villeneuve en Scène : l’expérience collective spectaculaire du Cirque Inextremiste, qui explore les mécanismes de la peur, la façon dont celle-ci opère et se construit, seul ou à plusieurs ; La Vaste Entreprise, quant à elle, nous propose un « vrai truc », pas non plus spectaculaire, mais comme l’indique son titre accrocheur : « À ne pas rater ». Une sage expérience de la vacuité non moins troublante, elle aussi.
Commençons par le solo de Yann Ecauvre, du Cirque Inextremiste, apprécié pour son audace et son impertinence. Même s’il ne s’agit pas d’un spectacle, à proprement parler, mais d’une « expérience collective spectaculaire », nous y sommes allés presque les yeux fermés. Or, cette proposition terrifiante nous a décillé le regard.
Risques naturels, risques technologiques, risques de la vie quotidiennes, risque de chute, risque d’explosion, risque de noyade, risque d’arrêt cardiaque, risque de feu, risque de contagion… Peurs et phobies de toutes sortes nous envahissent. Alors, jusqu’où sommes-nous prêt à aller pour dépasser nos peurs ?
Flanqué de deux techniciens, au plus près des réactions et des émotions des participants, l’artiste-animateur propose de partager avec lui des situations dites, ou pouvant apparaître comme « à risques ». Projetées en temps réel sur un ou plusieurs écrans, ces prises de vues et de sons ont leur rôle à jouer dans la deuxième partie du processus.
Est-ce dangereux ? Tout dépend de sa définition du danger ! En tout cas, pas besoin d’assurance tous risques. Hautement interactive, cette expérience donne à réfléchir sur la question importante de la confiance. Entre autres, car nous ne dévoilerons pas l’essentiel, à découvrir. Ou plutôt à vivre. On ne peut que vous encourager à y aller et, surtout, à rester jusqu’au bout. Les propositions du Cirque Inextrémiste, toujours border line, ne laissent jamais indifférents, mais la démonstration est d’une redoutable efficacité sur les dérives de nos sociétés, nos conditionnements et le « vivre ensemble ». Et sous ce chapiteau, la parole est libre et dénuée de tout jugement.
Pause
Au contraire, dans le décor blanc clinique de À ne pas rater, sous-titré « Moment à passer ensemble au détriment du reste », il ne se passe d’abord pas grand chose, sinon la possibilité d’observer « l’horizon des possibles ». On craint un moment d’être piégés, même si on nous annonce un retard. Mais la représentation a bel et bien commencé. Serions-nous atteint du syndrome anxieux FoMO (Fear of Missing Out), peur constante de manquer une information importante dont tout le monde serait au courant sauf vous, ou encore du FoBo (Fear of Better Options), le sentiment permanent d’être en train de rater quelque chose de potentiellement mieux ?
On sent aussi que tout peut advenir. Un homme et une femme conversent, ou plutôt remplissent le vide par des questions laconiques et des réponses lapidaires sur le temps qui passe – ou qui trépasse – les notions d’ennui ou de paresse. En effet, Nicolas Heredia livre une partition drolatique, où s’entremêlent banalités émaillées et réflexions philosophiques. Il convoque Platon pour relater l’expérience d’un ermite dans sa grotte qui n’attendait rien, sinon l’apaisement. Il rejoint Pascal qui considérait que nous agiter sans cesse nous empêchait de penser à la mort.
En même temps, aidés par des techniciens qui s’affairent, les deux personnages montent des installations, plus ou moins sophistiquées. Eux qui voulaient laisser la place au vide sont vite rattrapés par le cours des choses ! Si des micro événements attendus sont des flops, l’engrenage finit par se gripper. L’imminence de la catastrophe ?
Décroissance
L’air de rien, ce spectacle nous invite à une plongée dans les fluctuations névrotiques de notre monde. Temps confisqué ou dilaté, nous faisons tous l’expérience de la relativité et de l’intensité, cela de façon plus accrue encore avec l’accélération des processus d’effondrement. On s’agite, on court après le temps, de peur qu’il nous rattrape. C’est toujours ça de gagné.
À la vitesse, La Vaste Entreprise oppose la lenteur, au surmenage le lâcher prise, à la rentabilité la décroissance. Car le temps, c’est de l’argent, n’est-ce pas ? Peu importe qu’il soit déjà trop tard et que l’on soit dans une impasse… « Merci d’avoir dépensé une heure avec nous », conclut l’homme. En ironisant sur le flux incessant des événements, Nicolas Heredia dénonce les travers de la surproduction, la surconsommation, la démesure : « La logique capitaliste ayant fini par totalement contaminer notre rapport individuel au temps, chacun tente plus ou moins consciemment de « rentabiliser « sa journée, « d’optimiser » ses vacances, et plus largement, de « maximiser » le temps qui lui est donné avant de mourir. Ne passer à côté de rien, cocher toutes les cases : c’est une course absurde évidemment, une bataille perdue d’avance ».
L’écriture poétique multiforme de Nicolas Heredia croise arts vivant, visuels et performatifs. Ici, il recourt à des accessoires bien choisis : échelles, artifices, ballons, mobile. Projetée sur des bandes défilantes, l’annonce d’événements et leur décompte bousculent la hiérarchie des valeurs. Grâce à une webcam, on peut même suivre en direct ce qui se passe sur le bacon de (Roméo et) Juliette à Vérone : rien. Comme les plaques tectoniques, les époques et les lieux s’entrechoquent : Place Saint-Marc, aéroport de Londres, Parc naturel au Kenya…
Les interprètes sont d’ailleurs de drôles de Zèbres. Leur détachement est décalé, comme le reste. Si elle peut déstabiliser, cette approche à la fois intime et politique du temps enchante. Prendre le temps de rater des choses. Quel luxe ! S’accorder une pause dans la frénésie du festival d’Avignon fait un bien fou, surtout quand cela ramène à l’essentiel. Non, on n’a vraiment pas perdu notre temps ! Et pour compléter, on a hâte de découvrir la Fondation du Rien, projet en cours de développement : « un riche programme d’activités annulées » ! 🔴
Léna Martinelli
Warning, sur une idée de Yann Ecauvre
Site du Cirque Inextremiste
Avec : Yann Ecauvre
Son : Bastien Roussel
Vidéo : Olivier Coucke
Lumière : Jacques-Benoit Dardant
Dès 8 ans
Durée : 1 h 15
Villeneuve en Scène • 30400 Villeneuve-lez-Avignon
Du 7 au 20 juillet 2022, relâches les 13 et 20, à 19 heures
De 8 € à 16 €
Réservations : 04 32 75 15 95 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off Avignon
Plus d’infos ici
Tournée :
• Le 4 octobre, Théâtre ONYX, à Saint-Herblain (44)
• Du 24 au 30 octobre, Festival CIRCA, à Auch (32)
• Les 11 et 12 novembre, Théâtre de Grasse (06)
• Du 2 au 7 décembre, Les Ateliers Frappaz, à Villeurbanne (69
À ne pas rater, de Nicolas Heredia
Site de La Vaste Entreprise
Écriture, scénographie et mise en scène : Nicolas Heredia
Avec : Nicolas Heredia, Sophie Lequenne
Manipulations : Gaël Rigaud, Julie Savoie (en alternance avec Marie Robert)
Collaboration artistique : Marion Coutarel
Construction et régie générale : Gaël Rigaud
Création lumière : Marie Robert
Régie : Mathieu Vinsson
Dès 12 ans
Durée : 2 heures (trajet en navette depuis le théâtre compris)
La Manufacture • Patinoire • 2, rue des Écoles • 84000 Avignon
Du 7 au 26 juillet 2022, relâches les 13 et 20, à 15 h 35
De 9 € à 21,50 €
Réservations : 04 90 85 12 71 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off Avignon
Plus d’infos ici
Tournée ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Extension », Cirque Inextremiste, par Léna Martinelli