« Agatha », de Marguerite Duras, Théâtre 14 à Paris

Agatha-Marguerite-Duras-Louise-Vignaud © Rémi-Blasquez

On ne badine pas avec Duras !

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

Après Molière et Sénèque, Florence Aubenas ou encore Goliarda Sapienza, la jeune metteure en scène Louise Vignaud s’empare de la pièce « Agatha » de Marguerite Duras. Elle livre au Théâtre 14 une vision très personnelle de cette œuvre centrée sur la relation incestueuse d’un frère et d’une sœur, et revisite ainsi l’écrit de l’immense écrivaine.

La scène est enveloppée du bruit de la mer. Une grande chambre en désordre. Cartons à moitié faits, piles de livres d’enfants, paravent, fleurs séchées, coiffeuse… Elle entre, s’affaire, range, sourit, chantonne. Il arrive plus tard, écoute de vieilles cassettes, rit, danse. Puis l’entraîne dans sa danse. Le ton est léger. Ils semblent très décontractés. Étonnamment. Mais pourquoi pas ? Une mise en scène est, pour partie, un ressenti personnel.

Jeux interdits

« On dirait qu’ils se ressemblent. La scène commence par un long silence pendant lequel ils ne bougent pas. Ils se parleront dans une douceur accablée, profonde ». Dans cette didascalie du tout début, Duras annonce la déchirure. Agatha est l’ultime conversation entre un frère et une sœur qui s’aiment. Un échange final et douloureux. La sœur, Agatha, a demandé à son frère de la retrouver une dernière fois dans la villa de leur enfance, qui porte son nom : Agatha. Elle vient annoncer leur séparation définitive. Ils restent face à face dans cette villa abandonnée où ils se sont aimés, et se remémorent leur passion.

Marguerite Duras a, dit-elle, entrepris l’écriture de la pièce Agatha, en 1981, suite à une lecture du roman inachevé de Robert Musil, l’Homme sans qualité. Cette lecture a réactivé douloureusement la blessure de l’amour pour son frère disparu. « Si je n’avais pas vécu l’histoire avec mon frère, je n’aurais pas écrit Agatha. C’est la conjugaison de deux faits : la lecture de Musil et mon adolescence avec ce jeune frère, qui était un petit garçon très silencieux, pas apprivoisé, très beau en même temps, un peu scolairement retardé, adorable (…). Sûrement si je n’avais pas vécu tout ça, cette immensité de l’amour de ce petit frère, je ne l’aurais pas écrit ce livre ».

Avec Agatha, en effet, elle évoque ouvertement le lien incestueux (alors que l’amour pour le petit frère n’apparaissait qu’en filigrane dans les romans indochinois). Elle n’évoque même que lui. Elle le révélera encore, du reste, dans la Pluie d’été. Le souvenir et le désir affleurent, dangereux et troublants. Agatha et son frère cherchent avec acharnement à se remémorer, à se rapprocher une dernière fois dans l’évocation de ce passé commun et révolu. Les mots en sont l’unique voie d’accès, urgents et précieux.

Marguerite Duras ne l’a jamais caché : l’inceste est pour elle l’idéal de l’amour, car il dépasse toutes les limites, habité par le lien familial, et résiste à tous les interdits. Mais il est souffrance. Immanquablement et profondément. Existentiel mais voué à ne pas être, car « criminel » aux yeux de tous. Parce que cet amour déchiré est motif récurrent et vécu dans l’œuvre de l’autrice, parce que les mots dans ce récit viennent au secours d’un vide abyssal et étouffant, on imagine advenir l’affolement des sentiments.

En quête d’émotions

Cette dimension (incontournable) n’a évidemment pas échappé à Louise Vignaud, qui a fait toutefois le pari d’une lecture assez différente. Loin d’une presque immobilité voulue par Duras, de ses légers glissements de silhouettes, de l’éloignement physique implacablement demandé dans ses précieuses et nombreuses didascalies, la mise en scène montre d’emblée un corps à corps. Il se couche près d’elle, se penche sur elle, la serre dans ses bras, elle le jette à terre. Certes, ce sont bien des postures amoureuses. Jeunes tourtereaux, enfants ou adolescents, adultes blottis dans une longue étreinte. Les pistes sont un peu brouillées. 

Pourquoi pas, encore une fois, puisque les souvenirs en effet s’imbriquent en désordre et parfois difficilement dans la mémoire du frère et de la sœur. Louise Vignaud a figuré cet entrelacement complexe, en montrant les courses poursuites des adolescents, les jeux enfantins, la complicité innocente, d’abord, puis de moins en moins. Les images se superposent ainsi dans le temps et l’espace. Des allers-retours par le biais d’une reconstitution progressive. C’est une lecture très intéressante puisque la conversation des deux adultes n’a pas d’autre objectif que de reconstituer, par les mots, un monde passé. La narration est difficile, hachée d’incertitude, troublée d’arrière-pensées, d’ombre et de lumière. Plage, hôtel, frères et sœurs, mère, piano, mains. 15 ans. 18 ans. Sieste. Le puzzle se reconstruit.

Agatha-Marguerite-Duras-Louise-Vignaud © Rémi-Blasquez
© Rémi Blasquez

Qui plus est, Louise Vignaud a choisi deux bons comédiens. Marine Behar et Sven Narbonne sont sensibles et beaux, précis et élégants. Dans leur diction, dans leur déplacement. Elle, dans son allure droite, inflexible en apparence ; lui dans ses élans brisés, suppliants, déçus. Mais jouent-ils la partition originale ?

Rapprochement, imploration, brusquerie, violence, légèreté, cris : un répertoire amoureux tourmenté par l’interdit : oui. Mais l’enjeu de la rencontre ultime, comme souvent avec Duras, est quasiment une question de vie ou de mort. On est au bord de l’implosion. Hors quotidien. Hors tout.

Alors… Ne faudrait-il pas sentir ici une douleur bien plus profonde ? Comme un feu qui consume sous la glace ? « Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-en vous-même / Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? » Bérénice, de Racine, acte IV, scène V. L’intensité requise par Duras n’est pas très éloignée.

Dès lors, pour intelligente que soit cette mise en scène, la difficulté est grande à faire poindre l’indispensable détresse dans ce texte un peu fou, qui se perd dans les mémoires chaotiques et emprunte des chemins sinueux. Marguerite Duras a abondamment frangé son texte de consignes relatives, notamment, au tempo. Tout se tient autant entre les lignes que sur les lignes. Les silences et pauses, habités d’émotions souvent nommées, enveloppent les mots de toute leur intensité et leur gravité. Ils les préparent. C’est ainsi que le texte, minutieusement scandé, devient poignant. C’est ainsi qu’il est signé Duras.

Florence Douroux


Agatha, de Marguerite Duras

Le texte est édité aux Éditions de Minuit

Compagnie La Résolue

Mise en scène : Louise Vignaud

Avec : Marine Béhar, Sven Narbonne

Scénographie : Irène Vignaud

Son : Michaël Selam

Costumes : Cindy Lombardi

Lumières : Luc Michel

Durée : 1 heure

À partir de 15 ans

Théâtre 14 • 20, avenue Marc • 75014 Paris

Du 8 au 19 février 2022

Mardi, mercredi et vendredi à 20 heures, jeudi à 19 heures, samedi à 16 heures

Réservation : 01 45 45 49 77 ou ici

À découvrir sur Les Trois Coups :

Le Ventre, de Pauline Coffre et Samuel Pivo, et le quai de Ouistreham de Florence Aubenas, par Michel Dieuaide

Le Misanthrope, de Molière, par Trina Mounier

Rebibbia, d’après Goliarda Sapienza, par Michel Dieuaide

Tailleur pour dames, de Georges Feydeau, par Trina Mounier

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