L’essence de Sophocle par Gwenaël Morin
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Ces trois grandes œuvres de Sophocle, Gwenaël Morin nous les avait promises pour les Nuits de Fourvière 2014. Un aléa malheureux avait eu raison du projet. C’est un bonheur que de se les voir proposer en 2016, sur la colline, au milieu des ruines, avec de jeunes comédiens issus du conservatoire.
Ils sont tout jeunes, ces acteurs qui se sont formés à l’aune du « théâtre permanent » et nous avaient déjà séduits dans leur interprétation de quatre des grandes pièces de Molière. Les voici donc avec trois tragédies de Sophocle : Ajax, Œdipe roi et Électre. Après avoir présenté les trois œuvres séparément dans différents quartiers populaires de l’agglomération lyonnaise, expérience qui s’est révélée très riche, ils proposaient samedi 23 juillet une intégrale à cinq heures du matin. Le pari était risqué : la veille, il avait plu des cordes et le lever du jour n’était guère encourageant. Aussi, la surprise a‑t‑elle été totale de constater que les spectateurs s’étaient déplacés en quantité non négligeable pour voir le soleil se lever sur les malheurs d’Œdipe après avoir frissonné, allongés dans l’herbe humide, aux cauchemars, forcément nocturnes, d’Ajax. Ils ont été bien récompensés de leur ténacité !
Si Gwenaël Morin montre une prédilection certaine pour les œuvres classiques, c’est sans doute parce qu’il les aime, parce qu’il croit en leur valeur universelle, mais aussi parce que leur faire dire quelque chose de nouveau relève de l’impossible. La gageure est donc de taille. Or sa méthode qui s’apparente à une conviction consiste à tout miser sur le texte, la voix et l’engagement des comédiens. Loin de traiter ces histoires très anciennes avec un respect empesé, il restaure leur jeunesse, leur actualité, leur rythme, leur « jus » comme diraient les brocanteurs.
En n’utilisant aucun décor, aucune bande-son, ni costume ni éclairage particulier, il redonne le texte « brut de décoffrage », juste avec les pierres, le soleil et le ciel originels. Seulement quelques grandes feuilles ou draps blancs sur lesquels sont inscrits, d’une part l’intégralité des trois œuvres, d’autre part un immense arbre généalogique permettant de situer chaque personnage par rapport aux autres et de visualiser ainsi les malédictions qui pèsent sur eux. Moyen efficace de proclamer : le texte, rien que le texte.
Un texte, des voix, des comédiens
Et comme ces textes viennent de loin, que leur forme n’est pas familière à tous et que, pourtant, Gwenaël Morin entend s’adresser à un public très large qui n’a pas forcément les classiques sur sa table de chevet, il utilise les traductions très actuelles, très rythmées, d’Irène Bonnaud et Malika Bastin‑Hammou, qui ne reculent pas devant les néologismes quand ils servent la compréhension sans gauchir le sens. Le but n’étant pas de plaire à tout prix au risque de trahir, mais au contraire de transmettre ces textes rendus accessibles.
Dans cette approche, Gwenaël Morin s’appuie fortement sur une conception très originale et efficace du chœur. Il recourt à des amateurs, de futurs spectateurs, qui deviendront chœur de foule, après une formation qui n’a rien à envier à celle des chanteurs des grandes œuvres musicales. Dans le cas particulier de cette trilogie, ces membres du chœur, plantés parmi les spectateurs et que rien ne distingue d’eux, se lèvent et s’avancent, venus des quatre coins d’une scène qui n’existe même pas, pour délivrer leur message. Cela suppose de leur autoriser une importante part d’improvisation dans les déplacements puisque les spectateurs s’installant n’importe où, les comédiens – et donc le chœur – jouent en fonction de l’espace laissé libre. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la préparation de ce chœur par Barbara Jung et la présence très énergique d’un chef comme Marion Couzinié qui les entraîne et les emmène, leur donne le la en assurent la réussite. De même que l’exigence du travail sur les voix, autre constante du théâtre permanent, est en tout point remarquable.
De l’exigence et de l’engagement
Autre marque de fabrique du théâtre permanent, l’humour toujours présent qui surgit des néologismes de la traduction, mais aussi des situations inventées par les comédiens, de leurs mimiques, de leur dégaine. Ainsi, Pierre Laloge en Chrysothémis (la sœur d’Électre, plus prompte que son aînée à faire des concessions) est absolument tordant. On dirait une vieille fille radoteuse qui maugrée quand on ne l’entend pas et dont le dos parle plus que la bouche. Décidément, les rôles féminins ne lui font pas peur ! Il était une Célimène tout à fait crédible dans le Misanthrope en 2014. Chloé Giraud, quant à elle, compose un Œdipe complexe et émouvant, qui va changer du tout au tout à mesure que ses yeux, dans la douleur, se dessillent. La scène où il revient après s’être crevé les yeux montre l’efficacité de la démarche : Chloé Giraud trébuche sur les sacs et les corps installés au gré de leurs envies. On aimerait lui prêter une main secourable. Elle gagne l’empathie des spectateurs par l’authenticité de la situation.
Rappelons que chez Gwenaël Morin, les rôles sont tirés au sort. Si le procédé, par trop systématique, a ses limites, il permet de prouver que le jeu de l’acteur requiert de véritables compétences et que c’est l’engagement du comédien, bien éloigné de la distance recommandée par Diderot, qui convainc le spectateur de voir le personnage quel que soit son masque.
Il n’en reste pas moins que la troupe dans son ensemble est cohérente, habile, juste. Une louange toute particulière encore pour Judith Rutkowski qui fait d’Électre une femme véritablement blessée, dans son âme comme dans son corps. Lui faire porter une prothèse de jambe, qui rend ses déplacements hasardeux et souligne son impuissance alors même qu’elle respire la rage de la vengeance, est une idée de génie. Claudiquant, le corps projeté en avant sur ses cannes, traînant la jambe, elle arpente le bas des remparts le regard mauvais, saisissante et éloquente contradiction.
Oui, décidément, cela valait la peine de se lever avant l’aurore et d’affronter le crachin pour redécouvrir Sophocle si bien servi par ces jeunes acteurs. ¶
Trina Mounier
Ajax, Œdipe roi, Électre, de Sophocle
Mise en scène : Gwenaël Morin, avec l’aide de Philippe Mangenot
Traduction : Ajax et Électre, Irène Bonnaud ; Œdipe roi, Malika Bastin‑Hammou
Avec : Michaël Comte, Marion Couzinié, Lucas Delesvaux, Chloé Giraud, Pierre Laloge, Julien Michel, Maxime Roger, Judith Rutkowski, Thomas Tressy
Préparation du chœur : Barbara Jung et Marion Couzinié
En partenariat avec le Théâtre du Point‑du‑Jour
Photos : © Pierre Grosbois
04 72 57 15 40
Les vendredi, samedi et dimanche à 20 heures, Ajax du 1er au 3 juillet, Œdipe roi du 8 au 10 juillet, Électre du 15 au 17 juillet 2016, intégrale le 23 juillet à 5 heures du matin
Toutes les représentations sont gratuites