De main de maître
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Au cœur de l’installation Aux commencements, Philippe Beau fait vivre, par ses mains, un étonnant bestiaire dans de courtes performances aux effets numériques saisissants. Un ravissement. Créé au Maif Social Club, cette création de la cie 14:20, notre coup de cœur, a ébloui le public du Noob 2023.
Déjà présente l’année passée avec la Veilleuse, cabaret holographique (lire notre critique), la cie 14:20 se distingue encore par sa créativité. C’est encore retour vers le futur, mais cette fois-ci dans une caverne reconstituée en papier, un espace immersif dans lequel se déploient des images animées, réminiscences de la préhistoire.
En petits groupes, les visiteurs sont d’abord invités à pénétrer dans une première salle. Sur les parois noires, comme la nuit, des formes évanescentes se dessinent et s’effacent. Puis, nous sommes conviés dans une salle plus grande, où d’autres apparitions fugaces évoquent le lien qui unit l’homme à la nature. Par la grâce des mains, les ombres dansent, courent, mais impriment nos rétines.
Remonter aussi loin via le numérique est déjà un beau projet en soi. Mais c’est le mélange de dispositifs technologiques sur mesure et d’artisanat qui fait la force de cette performance. Les innovations sont mises au service d’un propos, puissant, profond. Considérés comme les fondateurs de la magie nouvelle, le metteur en scène, Clément Debailleul et la dramaturge Valentine Losseau (avec Raphaël Navarro) placent le déséquilibre des sens et le détournement du réel au centre de leurs enjeux artistiques. À ce titre, il croisent de nombreuses pratiques et décloisonnent les genres, entre spectacle vivant et arts plastiques. De quoi nourrir les imaginaires.
Si l’hybridation fait naître de fortes émotions, l’immersion contribue grandement à la réussite de l’expérience. Malgré le décor artificiel et les lumières aux tonalités franches, on se croirait vraiment dans une grotte, car Céline Diez, remarquable scénographe, sait jouer avec le mouvement et les frontières de la perception. Présente à l’une des séances, une spéléologue témoigne : « On entend jusqu’au silence, une des choses les plus saisissantes en bas ». L’illusion spatiale, mais aussi visuelle et sonore, convoque d’emblée notre mémoire archaïque et fantasmatique.
À la lumière d’un feu numérique, les illusions s’animent avec une infinie poésie parce que c’est un humain, en chair et en os, qui donne vie à tout ce bestiaire. Pour encore plus relier les générations entre elles, plusieurs dessins projetés ont été réalisés par des enfants, dans le cadre d’actions culturelles. Ainsi naît un nouveau langage, où se mêlent virtuel et réel. On s’engouffre volontiers dans ces interstices. Habitée par ces singulières présences-absences, cette caverne-là est très hospitalière.
Haut la main
Maître de l’ombromanie, Philippe Beau est aujourd’hui l’un des rares artistes attachés à cette technique (seulement une vingtaine dans le monde). Comme scénographe, il conçoit des jeux d’ombres et de lumière pour des expositions ou des spectacles et a créé plusieurs procédés uniques et spectaculaires : les ombres en relief, les ombres géantes et les ombres monumentales. Auteur, créateur et performeur, il est devenu un spécialiste à la notoriété internationale.
Un talent rare. Ses silhouettes se transforment au rythme d’un ballet gracieux et fluide de doigts qui s’entrelacent. Avec délicatesse, jeux d’échelles et mises en abîmes font surgir un vaste univers : « Jouer avec l’ombre est un acte magique de dialogue avec l’invisible, de réenchantement du monde et de connexion avec la nature », lit-on dans la note d’intention.
Résonances immémoriales
Au-delà de cette maîtrise technique, le vertige provient de la force d’évocation du numérique et de l’ombromanie. Les couleurs qui s’évanouissent dans les plis du papier ou les silhouettes qui surgissent d’un simple mouvement de main convoquent des souvenirs primitifs, ou ce qui nous en est parvenu, bon an mal an. Les frontières entre les espaces et les époques s’abolissent. Temps suspendu. Les différentes entités qui composent notre monde revêtent des formes insoupçonnées. Quête mystique, hymne au vivant, l’installation fait aussi référence à l’allégorie de la caverne : ne percevoir de la réalité (idées) que l’apparence (phénomènes).
Qui est alors le plus émerveillé ? Cette matrice favorise l’éveil des enfants avec des sensations inédites. Le crépitement du feu, les sons de la nature… Les sens sont à la fête. Même les plus petits se sentent bien. L’ombre leur tend la main, puis lumière, musique, mouvements les captivent. Mais les plus grands se laissent aussi volontiers aller à la contemplation et à la réflexion. L’obscurité enveloppe et stimule. Rassemblés autour du feu, on n’a qu’une envie : rester. Cette poignée de minutes passe comme l’éclair, alors que l’éternité ne suffirait pas à en apprécier toute la teneur. 🔴
Léna Martinelli
Aux commencements, cie 14:20
Site de la cie
Site de Philippe Beau
Artiste ombromane : Philippe Beau
Vidéaste et créateur sonore : Clément Debailleul
Plasticienne et scénographe : Céline Diez
Dramaturgie : Valentine Losseau
Durée : 15 min
Dès 1 an
Micro-Folie • rue S. Delaquaize • 27500 Pont-Audemer
Les 1er, 3 et 4 avril 2023
Dans le cadre du festival Noob, 5e édition, du 1er au 15 avril 2023
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Reportage Noob 2023, par Léna Martinelli