« Bérénice », Racine, Guy Cassiers, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris

Bérénice-Racine-Guy-Cassiers © Christophe-Raynaud-de-Lage-Coll.Comédie-Française

Entre grâce et abstraction

Florence Douroux
Les Trois Coups

Grand amateur de vidéo et de technologies innovantes au théâtre, Guy Cassiers propose, pour sa seconde création à la Comédie-Française, sa vision d’une « Bérénice » intériorisée. Il inscrit les alexandrins raciniens dans un bel écrin stylisé, et une esthétique au bord de l’abstraction. Dans les affres de l’adieu, Jérémy Lopez et Suliane Brahim sont d’inoubliables Titus et Bérénice.

Avant même la première tirade, le décor qui s’offre au public annonce l’univers esthétique du metteur en scène flamand, Guy Cassiers. Un espace en béton lisse, structuré par ses lignes verticales, ouvertures soulignées par des tubes lumineux, avec écran en fond de scène. Celui-ci figurera le contour flou d’un palais avant de laisser place à des formes abstraites en mouvements. Cette antichambre hors temps et stylisée séparant les appartements de Titus de ceux de Bérénice, est un lieu coupé de l’extérieur, à l’abri du regard, de la lumière, du bruit. Un espace mental reflétant les états d’âme.

C’est donc l’intimité qui prévaut : « Les paroles semblent être adressées à soi-même, comme si chaque protagoniste (…), cherchait à se convaincre personnellement, à se situer dans son rapport au pouvoir et à ses désirs avec les doutes qui l’habitent depuis des années », explique Guy Cassiers. C’est une belle perspective pour le chef-d’œuvre racinien, qui s’y prête, avec son triangle amoureux et malheureux. Titus aime Bérénice, qui l’aime aussi. Le premier est appelé à devenir empereur romain à la suite du décès de son père Vespasien, la seconde est reine de Palestine. Antiochus, ami de Titus et roi de Commagène (situé dans la Turquie actuelle) aime aussi Bérénice, qui l’a aimé autrefois.

Sentiments déchirés des paradis perdus et amours congédiées, la tragédie offre pour seule action l’annonce de Titus à Bérénice : il ne l’épousera pas, les lois de Rome interdisant l’union de son César à une souveraine étrangère. La mort de Vespasien a condamné Bérénice en mettant Titus sur le trône. Cinq actes pour une répudiation, pas de mort, pas de sang, mais un long processus de deuil amoureux, « une tristesse majestueuse », écrivait Racine en préface. Lorsque la pièce débute, Titus a fait son choix, et s’il oscille, c’est pour mieux revenir à la raison d’état, qu’elle soit réelle… ou simple alibi.

Alexandrins au naturel

Équipés de micros, la voix amplifiée des comédiens et comédiennes semble surgir à côté de nous. Presqu’un chuchotement dans l’oreille, jaillissant d’un tréfonds, respirations toutes proches. Un souffle très intérieur qui plonge le public dans une attention extrême, au cœur du sujet. Les affres de Titus, Bérénice et Antiochus sont là. La scène de l’aveu avorté de Titus, enlacé à Bérénice, vers susurrés annonçant, on le sait, la rupture de promesse, est une merveille.

L’intention de chaque mot, son poids, s’installent dans une atmosphère suspendue. Qu’ils soient soupirés ou exaltés, les alexandrins, d’une clarté lumineuse, coulent naturellement. Les comédiens-Français en ont la clé et nous en ouvrent toutes les portes. Quel travail de précision et d’intelligence du texte ! On devine à quel point ils en ont ausculté le sens, avant la mélodie. Et le sens a fait la musique.

Double identité

Jérémy Lopez endosse avec excellence le rôle de Titus l’infidèle et celui d’Antiochus son double fidèle. Deux amis amoureux de la reine, deux hommes de pouvoir, contraints par un engagement différent, politique pour l’un, moral pour le second. Le metteur en scène a puisé son inspiration chez le philosophe Barthes (Essai sur Racine), selon qui « Antiochus est le reflet de Titus, rapport d’autant plus naturel que Titus est source d’éclat ». Ils ne seraient divisés, d’après lui, que par une « habile répartition des tâches ». Resserrer l’intrigue autour d’une identité habitée par la même voix est un parti pris séduisant.

Du reste, le comédien passe de l’une à l’autre avec un naturel confondant, changeant de rôle sans aucune rupture, seul un manteau marquant une distinction visuelle. Antiochus en porte un, Titus, non. Mais si le spectateur ne se perd jamais dans ce double jeu, totalement maîtrisé, le postulat oblige à un truchement de mise en scène qui en montre les limites. Lorsque Titus et Antiochus sont face à face, Jérémy Lopez doit s’adresser à une silhouette dissimulée par une paroi mobile, qui lui répond avec sa voix pré-enregistrée, accompagnée de gestes de bras mimés. Le procédé, peu flatteur, piège le duo.

La grâce de Bérénice

Avec un jeu brillant aux variations multiples, Alexandre Pavloff, quant à lui, endosse le rôle de Paulin, confident manipulateur et caressant de Titus, cynisme affiché, et celui d’Arsace, confident dévoué et homme de main d’Antiochus. Face à ce quatuor à deux voix qui a déjà scellé son sort, Suliane Brahim entre avec une légèreté rayonnante de jeune promise certaine d’une noce toute proche. « Enfin je me dérobe à la joie importune / de tant d’amis nouveaux que me fait la fortune ». Insouciance, cajoleries.

Longue, aérienne, gracieuse, la comédienne enchante le désenchantement de Bérénice. Désarmée et désarmante dans sa désillusion progressive, Suliane Brahim, tragédienne au port de reine, a trouvé dans ces vers sa musique personnelle. Elle les modèle dans un phrasé chantant qui leur confère une grande modernité, osant des envolées presque lyriques, voir théâtrales, et des césures inattendues.

Malgré tout, Il y a dans cette mise en scène honorant l’abstraction, tournée vers une intériorité maximale, quelque chose d’un peu froid et statique, comme le buste de pierre aux contours mystérieux occupant le centre du plateau et qui nous évoque, plus d’une fois, la silhouette de Bérénice. Une effigie. Comme si, devenue minérale, la vie s’était pétrifiée.

Florence Douroux


Le texte est édité, notamment, chez Gallimard, collection Folio Théâtre
Comédie-Française
Mise en scène : Guy Cassiers
Avec : Alexandre Pavloff, Clotilde de Bayser, Suliane Brahim, Jérémy Lopez
Durée : 1 h 50
Théâtre du Vieux-Colombier • 21, rue du Vieux Colombier • 75006 Paris
Du 26 mars au 11 mai 2025, mardi à samedi à 19 h, du mercredi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 15 heures, relâches exceptionnelles les 19 et 20 avril
Tarifs : de 12 € à 34 €
Réservations : billetterie en ligne • Tel : 01 44 58 15 15

Tournée :
• Les 14 et 15 mai, Maison des arts de Créteil (94)
• Le 20 mai, l’Onde Théâtre Centre d’art, à Vélizy-Villacoublay (78)
• Le 12 juin, Théâtre national de Budapest

À découvrir sur Les Trois Coups :
Antigone à Molenbeeck et Tirésias, Guy Cassiers, par Trina Mounier
Le Sec et l’Humide, Guy Cassiers, par Lorène de Bonnay

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

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