Brève rencontre avec Alexandre Romanès, directeur du dernier cirque tsigane

« La vie est terriblement belle »

Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups

Alexandre Romanès, fier Gitan poète, évoque son nouveau spectacle, son nouveau livre et sa… Légion d’honneur.

Les Corbeaux sont les gitans du ciel paraît à L’Archipel. Vous avez longuement hésité avant d’écrire votre autobiographie, estimant qu’il faut garder une part d’ombre sur sa vie. 1

Le patron de L’Archipel voulait m’inscrire à son catalogue. Marie‑Christine Navaro m’a assuré qu’elle enregistrerait mes propos et que tout irait vite. En fait, ça a pris trois ou quatre mois. Et la transcription m’a désespéré. Il ne restait qu’une chose à faire : tout réécrire, seul, en repartant de zéro et en suivant le fil chronologique.

Il y a eu cinq ou six versions. Cela n’a pas été simple… Car j’ai beau avoir publié déjà trois livres de poèmes, je ne m’étais jamais installé à une table pour écrire 2. Quand un poème ou une pensée me venait, je cherchais un crayon et un bout de papier pour les noter. Et le soir, avant de me coucher, je relisais pour juger de la cohérence et décider si je les gardais ou non. Mais cette fois, je me suis retrouvé devant la feuille blanche cloué sur ma chaise, un crayon à la main. Une horreur !

Là encore, j’ai cru naïvement que ça prendrait quelques semaines. Finalement, j’y ai consacré deux ans. Il est certain que si c’était à refaire, je m’abstiendrais. D’autant que je n’ai pas toujours rencontré une parfaite compréhension de la part de Jean‑Daniel Belfond, sympathique mais très conventionnel. Il m’a reproché de ne pas savoir écrire. Il aurait préféré par exemple que j’écrive : « Où allons-nous ? » plutôt que « On va où ? ». Ou « Que faisons-nous ? » plutôt que « On fait quoi ? ». Vous imaginez un Gitan dire : « Que faisons‑nous » ? C’est absurde ! Mais il ne voulait pas en démordre. Du coup, je lui ai envoyé un texte (inédit à ce jour) dans lequel Michel Onfray estime que si Dieu devait écrire, il écrirait comme moi… J’aurais pu développer d’autres arguments encore, proposer une préface d’Ariane Mnouchkine, ou montrer une lettre manuscrite très élogieuse que m’a adressée Jean‑Paul II à propos de mes poèmes Paroles perdues

Mille anecdotes émaillent votre récit : vos souvenirs d’enfance, la saga du cirque Bouglione dont vous ne prononcez jamais le nom, les déchirements de votre famille, la dizaine de morts violentes auxquelles vous avez échappé, vos amours romanesques, votre carrière d’acrobate équilibriste et de dompteur de fauves, les rixes à répétition… Quelle vie !

À la relecture, je me suis demandé moi-même comment j’avais bien pu vivre tout ça, et encore, je n’ai pas tout raconté. Par exemple, je parle peu de la prison où je suis pourtant allé de nombreuses fois pour un tas de bêtises. J’ai même connu la prison franquiste…

Il m’arrive toujours un tas de choses. Un jour, un prêtre m’arrête dans la rue et épingle une croix à ma boutonnière. Devant ma surprise, il me dit : « Je crois que vous êtes un prêtre vous aussi ». Je lui réponds que je dirige un cirque, mais que j’écris des poèmes où la figure du Christ apparaît quelquefois. Il me dit : « Vous voyez ». Je lui oppose que j’ai une femme. Il me répond : « Moi aussi ». Incroyable, non ? Qui vit des choses pareilles ?

En mourant, mon père – dont je dis qu’il m’a marqué au fer rouge et que je l’en remercie – a déclaré qu’il avait eu une belle vie. Si je disparaissais dans dix minutes, je dirais la même chose. Dure, mais belle. Tout le monde n’a pas la chance de vivre des choses fortes. C’est quand même mieux que si j’avais travaillé dans un bureau et habité une maison, les deux horreurs absolues de mon point de vue !

Vous demeurez mystérieux. On devine votre sensibilité plus qu’on ne la voie. Vous êtes très pudique…

Dans la première version du livre conçue par Marie‑Christine Navaro, il y avait beaucoup d’impudeur. Cela m’avait choqué. Je ne voulais pas que cela paraisse. J’ai gommé. La pudeur des sentiments est chez nous très forte. La retenue, c’est typiquement gitan.

Vous parlez de votre goût pour les présocratiques et pour la musique baroque (vous jouez du luth), et surtout de votre passion, plus grande encore, pour la poésie. Vous glorifiez en elle « l’économie de moyens » ; c’est l’antiroman, genre littéraire que vous exécrez…

Oui, la poésie est plus forte encore que la musique. « Ne dis pas avec trois mots ce que tu peux dire avec deux ». J’ai découvert cette recommandation chez un présocratique. Je ne l’avais pas formulée, mais je l’ai toujours eue en moi… Cela nourrit ma ligne de conduite avec deux autres principes qui me guident aussi : « Tout ce qui n’est pas donné est perdu », et cette parole du Christ, triste mais pleine d’espoir : « On se reverra ».

Vous croyez à la vie éternelle ?

Oui. Il faut y croire. En revanche, je ne soutiens aucune église, qu’elle soit chrétienne, juive ou musulmane. Je mets le Christ à part. Il va très loin. C’est vraiment quelqu’un de bien !

Vous rendez hommage à la poétesse Lydie Dattas, éditée chez Gallimard et au Mercure de France, qui fut votre épouse pendant vingt ans. C’est elle qui vous a éveillé au monde de la culture et qui vous a évité de finir dévoré par vos fauves…

Être dévoré par ses fauves ou au moins avoir un membre arraché est un destin banal pour un dompteur. Lydie Dattas est le plus grand poète vivant de langue française. Et pourtant la presse ne parle jamais d’elle. Pourquoi ? Olivier Py lui a consacré une soirée entière au Festival d’Avignon, en juillet 2014, dans la cour du palais des Papes.

Je ne suis jamais allé à l’école. C’est Lydie qui m’a appris à lire et à écrire alors que j’avais 20 ans. En deux mois ! Et depuis, je suis édité chez Gallimard. Quand Jean Grosjean a lu mes premiers poèmes, il m’a dit qu’il les adorait et que la syntaxe en était parfaite. Je lui ai répondu : « Vous allez vous moquer de moi, je ne sais pas ce qu’est la syntaxe ». Mais je suis musicien…

Vous développez une véritable « Défense et illustration de la langue française »…

Oui, je suis triste de voir dans quel état est aujourd’hui la langue française. Quand j’entends certains jeunes parler, je ne les comprends pas. J’ai connu la France avec une identité plus forte… Tout disparaît. Il n’y a plus rien de « charmant ». Il restait la langue, elle part en quenouille. Voyez : je dis « quenouille » ; combien savent ce que ce mot veut dire ?

On entend aujourd’hui des hommes politiques parler de « job »… C’est ridicule.

Alexandre Romanès © Rodolphe’Fouano
Alexandre Romanès © Rodolphe’Fouano

On croise d’autres figures littéraires dans votre récit : Jean Genet, Christian Bobin, Jean Grosjean… Ces rencontres vous ont-elles permis de vous sentir moins seul ?

J’ai passé une nuit entière à parler avec Christian Bobin lorsque nous nous sommes rencontrés. Quand nous nous sommes quittés, il m’a dit : « J’avais un ami, je ne le savais pas ». C’est joli.

À vingt ans, quand je me suis retrouvé avec Lydie Dattas, nous avons eu le sentiment de solitude. J’évoque cette période à la fin de Sur l’épaule de l’ange. Nous étions seuls contre le monde, abandonnés.

La rencontre avec Jean Genet (c’est lui qui est venu vers moi alors que je faisais un numéro dans la rue) nous a permis de ne plus nous sentir seuls. Durant les dix dernières années de sa vie, nous nous sommes vus un jour sur deux. Nous étions dans sa vie.

Genet m’a répété cinquante fois peut-être : « Tu devrais écrire ». Et la dernière année de sa vie, il m’a dit : « Tu vas écrire ». Et je m’y suis mis vingt ans après sa mort. Je lui disais : « Mais Jean, je ne vois pas ce que je vais faire avec un papier et un crayon ». Il me répondait : « Ça va venir ». Il avait bien vu !

Nous avions les mêmes idées sur la société. Son autorité nous a apporté énormément. Il a une mauvaise réputation, mais c’était un homme adorable. Il détestait simplement les politiques et les journalistes, excepté Charles Silvestre de l’Humanité, et quelques autres. Il y avait en lui quelque chose qui relevait de la sainteté. Nous avions vraiment le sentiment de vivre avec un saint. Il avait le mot « élégance » souvent à la bouche. Et lui-même n’en manquait pas. Il était capable quasi au même moment de refuser à la Comédie-Française de monter l’une de ses pièces et d’accorder les droits à une jeune comédienne inconnue. Je le raconte dans le livre.

Quand il est mort, on lui a taillé un costume antisémite, sous prétexte qu’il était propalestinien. C’est dégueulasse. Genet n’était pas antisémite !

Aucun théâtre ne porte son nom en France. C’est un scandale. Savez-vous que son père était un menuisier breton ? Ce serait bien qu’en Bretagne, un théâtre porte son nom…

Lydie Dattas, Genet, Grosjean, Bobin vous ont permis de vous sentir moins seul. Qu’en est‑il aujourd’hui ?

Je vois souvent Lydie Dattas et Christian Bobin, fort heureusement. Quant à Genet et Grosjean, ils sont tout le temps avec moi. Je pense presque tous les jours à eux.

Vous allez peut-être me trouver bizarre. Je me suis marié trois fois. Quand les femmes coupent les ponts, pour elles, c’est fini. Moi je ne suis pas comme ça. Je ne leur lance pas la pierre, je comprends : elles tournent la page pour avancer. Mais moi je suis toujours avec mes trois femmes…

Avez-vous d’autres livres dans vos tiroirs ?

Oui, trois. Vous vous rendez compte ? Un Gitan qui n’est pas allé à l’école, qui a appris à lire et à écrire à vingt ans et qui publie de la poésie chez Gallimard ! Pour moi, c’est incroyable. C’est une affaire de fous. D’autant que les ventes suivent. On a vendu vingt mille exemplaires du dernier recueil. C’est rarissime pour de la poésie. Pourtant Antoine Gallimard, à qui j’ai demandé un rendez-vous, ne m’a jamais reçu. Ce n’est pas gentil…

Vous avez créé le cirque Romanès, en 1994. Délia, votre épouse actuelle et la mère de vos deux dernières filles, est la Tsigane hongroise dont vous rêviez pour partager cette aventure pensée avec Lydie…

Oui, et nous ne sommes pourtant pas de la même tribu. Délia est de la tribu des Lovari, moi de la tribu des Sintis. Mais ensemble nous avons créé le cirque Romanès.

Il y a quelques mois encore, votre campement, dans le square Parodi de la porte Maillot, était attaqué… Certains riverains vous accusent non de voler les poules, mais de manger les chats du quartier. Imaginiez-vous que le chemin serait à ce point parsemé d’embûches ?

Je savais qu’il n’était pas facile de diriger une entreprise, surtout en France, mais à ce point-là, non. Il y a actuellement un repli identitaire très pesant. Voyez cette histoire de Gaulois… Alors, nous, les Tsiganes, on est évidemment montrés du doigt. Il y a eu une manifestation de protestation devant le cirque aux cris de « Dehors les Gitans ! ». Nous avons pourtant l’autorisation de la mairie de Paris. Certains riverains assurent que l’on dégrade l’image du quartier. Une fois, des jeunes ont mis le feu au chapiteau. Il y a eu un début d’incendie.

De quoi parlent les chansons de Délia qui ponctuent votre spectacle actuel, Si tu ne m’aimes plus, je me jetterai par la fenêtre de la caravane ?

De la vie, de l’amour, de la mort, de ses enfants, de la difficulté d’être tsigane, de l’incompréhension… La société est de plus en plus triste. Nous proposons un vrai dépaysement. Je suis heureux quand à la sortie du spectacle, les gens viennent nous dire : « Vous nous avez emmenés ailleurs ». Ils aiment qu’on leur raconte une jolie histoire. Certains voient en nous le cirque « le plus poétique ». C’est le plus beau des compliments.

Alexandre Romanès est votre nom de guerre. « La vie est un combat », écrivez-vous. La vie – Lydie, Délia, vos filles… – ne vous a pas un peu apaisé ?

Non. Une seule chose est sûre : la vie est terrible. Terrible, mais terriblement belle aussi. Voyez le sort des Tsiganes dans les camps de la mort pendant la Seconde Guerre mondiale… Songez qu’on nous y laissait l’usage de nos instruments de musique… Les nazis devaient être sensibles à la musique tsigane !

Jean Genet vous a, un jour, confié : « Ce n’est pas facile d’être moi ». Est-il facile d’être vous ? Vous avez tenté de vous suicider…

J’ai repris le mot de Genet à mon compte. Maintenant, c’est moi qui le dis. Genet avait beaucoup d’humour. Il était très drôle et pourtant jamais superficiel. Il a écrit aussi cette phrase peu banale : « Je me suis toujours arrangé pour qu’il y ait du désordre en moi ». Je trouve cela très profond.

Quant au suicide, je passe assez vite sur cet épisode dans le livre. Je ne m’étale pas. Je n’y pense d’ailleurs plus.

Audrey Azoulay, ministre de la Culture, vous remettra la Légion d’honneur le 9 novembre. Votre père avait une grande défiance à l’égard des responsables politiques. Il disait : « Ces gens-là, il ne faut pas les approcher ». Quel sens attribuez-vous à cette distinction ?

Un jour, un type que je ne connaissais pas m’a annoncé qu’il allait demander pour moi la Légion d’honneur. J’ai pris d’abord cela pour une blague. Puis je lui ai dit de n’en rien faire, que je n’en voulais pas. Mais le 14 juillet dernier, j’ai reçu un coup de téléphone m’informant que c’était fait. J’avais évidemment en tête le bon mot d’Érik Satie : « Il ne suffit pas de refuser la Légion d’honneur ; encore faut-il ne pas la mériter ». Puis j’ai pensé que refuser serait grossier. J’ai compris que certains trouvaient bien d’attribuer la Légion d’honneur à un Gitan. Alors je n’ai voulu décevoir personne. Délia a demandé que ce soit la ministre qui me remette l’insigne, moi je n’aurais pas osé. Audrey Azoulay est souvent venu voir nos spectacles depuis des années et elle nous avait même reçus avant d’être nommée ministre. Nous étions allés lui expliquer nos difficultés financières…

Ne craignez-vous pas d’être récupéré, d’être le « bon Gitan » ? Au lieu de vous donner la Légion d’honneur, l’État français ne devrait-il pas plutôt assurer la sécurité de votre campement et soutenir votre activité artistique ?

Être chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres aurait peut-être été plus logique, mais bon… Rassurez-vous, je ne finirai ni par écrire des romans ni en habit vert ! Et pour le reste, personne ne pourra me récupérer. Je suis non récupérable ! 

Propos recueillis par
Rodolphe Fouano


Photos : © Rodolphe Fouano

  1. Les Corbeaux sont les gitans du ciel, éditions L’Archipel, collection « Témoignages et documents », novembre 2016, 19 euros.

http://www.editionsarchipel.com/auteur/alexandre-romanes/

  1. Les livres d’Alexandre Romanès, Paroles perdues (2004), Sur l’épaule de l’ange (2010) et Un peuple de promeneurs sont disponibles aux éditions Gallimard : www.gallimard.fr/Contributeurs/Alexandre-Romanes
  2. Informations et réservation pour le spectacle « Si tu ne m’aimes plus, je me jetterai par la fenêtre de la caravane» sur www.cirqueromanes.com

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