Brève rencontre avec Daniel Mesguich, acteur, metteur en scène, professeur d’art dramatique, écrivain

Daniel Mesguich © Rodolphe Fouano

« Le pas de côté m’intéresse
plus que l’infini »

Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups

Acteur, metteur en scène, professeur d’art dramatique, écrivain, Daniel Mesguich apparaît comme un décrypteur insatiable.

Tout est-il théâtre ? Vous semblez irrécupérablement shakespearien…

Si théâtre signifie simplement fiction, jeu, masque, divertissement…, alors non, le monde n’est pas que théâtre ! Mais si l’on veut bien donner aux mots un sens plus vaste, plus essentiel – qui soulève le premier –, jeu entre être et paraître, jeu de « l’être » tout simplement, jeu entre des personnes prises dans un feuilleté de situations, jeu entre « je » et « tu », entre l’encre et le corps, l’autre, la transmission, la loi, le désir…, alors oui : le monde est théâtre ! Et le théâtre est le monde. Et si le monde est un théâtre, comme dit Shakespeare, c’est qu’il nous parle indirectement : c’est donc à nous de le décrypter. Ses fictions sont en vérité des tourbillons de pensée, de philosophie, de folie… depuis l’aube du sens.

Avez-vous le sentiment que sans Antoine Vitez et Pierre Debauche, qui furent vos maîtres au Conservatoire, vous ne seriez pas devenu vous-même ?

Oui. Vitez m’a marqué par sa réflexion politique et philosophique. Pierre Debauche m’a enchanté par son ludisme et ses métaphores permanentes. Et vice versa 1. Mais ils ne sont pas les seuls. Mon premier professeur à Marseille, Irène Lamberton, a eu aussi, sans doute, une influence fondamentale. Mais il y a tous ceux, encore, qui ont été mes maîtres à leur insu : sans, que sais-je, Albert Camus, je ne serais pas qui je suis non plus, ni sans Kafka, Borgès, Cixous, Fellini, Magritte, Derrida… Tant d’autres. L’influence est souvent indirecte.

Vitez explique que mettre en scène, c’est répéter, mais un peu différemment chaque fois, ce qui change tout. Quant à Jacques Derrida, que vous citez volontiers, il est le théoricien de la déconstruction. Votre travail ne lie-t-il pas ces deux approches ?

C’est dans l’écart, la différence, que tout se joue en effet. Le processus est toujours plus important que le résultat. Je préfère, pour ma part, parler de « reprise ». On se reprend (on recommence), mais on garde aussi, on reprise, comme pour les chaussettes ! Il y a là fil, textile… texte. Et c’est chaque fois, pourtant, la première fois. Je connais cela avec Hamlet, que j’ai mis en scène quatre fois, sans compter les variantes.

Vitez, non sans humour, quoi qu’il en ait dit, risquait des choses pleines, avec le goût d’un certain arbitraire, dans une ascendance surréaliste qu’il avait dû puiser chez Aragon : « Et si on faisait ça ? » Et on le faisait ! Derrida est certes plus prudent. Il a des approches qui n’en finissent pas, qui sont véritablement la déconstruction. Je dois être écartelé, effectivement, entre ces deux façons. Je crois qu’on n’en a jamais fini. On ne peut rien saisir. Il n’y a pas de totalité de l’infini. C’est toujours l’imperfection, l’écart qu’il faut viser. De ce point de vue, le pas de côté m’intéresse peut-être plus encore que l’infini. Mais ce pas de côté, il faut le faire… infiniment.

L’enseignement occupe une place majeure dans votre vie. Vous avez ouvert un cours d’art dramatique dès la création de votre première compagnie, en 1974. À l’instigation de Jean‑Pierre Miquel, vous êtes devenu en 1983 le plus jeune professeur du Conservatoire national où vous avez exercé pendant trente ans, en assurant la direction de l’établissement de 2007 à 2013. Le cordon est aujourd’hui coupé. Comment le vivez-vous ?

Je ne conçois pas le théâtre sans l’enseignement du théâtre. Faire du théâtre et enseigner, c’est, au fond, la même chose ! Je garde de mes trente ans de Conservatoire des souvenirs magnifiques et de la tendresse pour bien des anciens élèves. Mais je ne souffre pas du tout d’avoir coupé le cordon. Je me sens plus libre, et cela me rend disponible pour d’autres projets. Je poursuis toutefois mes cours à l’École normale supérieure, à Paris, rue d’Ulm (nous présenterons cette année les Acteurs de bonne foi et la Dispute), et je dirige fréquemment, à l’étranger ou en province, des master class.

Vous tournez actuellement avec Trahisons de Harold Pinter et Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le Jeune 2 de Jean‑Claude Brisville. Puis vous mettrez en scène le Prince travesti de Marivaux, à Avignon, en juillet 2015, avant de reprendre Hamlet à L’Épée de bois, en 2016. Il semble économiquement plus facile de monter des classiques que des auteurs vivants…

La couardise et la paresse intellectuelle de ceux que l’on appelle les « décideurs » entraînent, entre autres, que l’on cherche souvent à remplir les salles avec des lycéens ou des collégiens, transformant finalement les théâtres en antenne de l’Éducation nationale. On ferait mieux d’encourager l’audace et l’innovation de la pensée. Mais c’est aussi au public de manifester sa curiosité, et il semble aujourd’hui bien fatigué. Pour autant, monter un texte classique est artistiquement plus difficile à mon sens. Il faut élaborer une grille de lecture avec les ressources de la philosophie, de la psychanalyse… Et le texte a une histoire qu’il faut aussi mettre en scène. Même Marivaux est un auteur crypté. Le Prince travesti vaut tous les romans noirs anglais ! C’est la pièce du « pour » dans tous ses états. Cela renvoie au processus du théâtre même : « pour » signifie en effet en direction de, ou en faveur de, mais aussi à la place de… Et déjà ce texte, si léger en apparence, nous plonge dans des abîmes de philosophie…

Les critiques des années 1970-1980 ont vu en vous l’enfant terrible du théâtre français. Vous êtes-vous assagi ?

Peut-être, un peu. On ne peut pas toujours rester utopique. Mais c’est, aussi (surtout ?), que le monde a changé. Ne pas s’adapter, c’est faire montre d’une certaine surdité. Se cantonner dans le rôle de celui qui a toujours raison et que personne ne suit est un piège. J’espère quand même avoir gardé en moi une part révolutionnaire… Cependant, le problème est d’une autre nature : certaines audaces de mes mises en scène il y a quarante ans passeraient aujourd’hui inaperçues, noyées dans un brouillard ambiant de fausses audaces. Notre époque a tout dilué dans une sémiologie hasardeuse et molle.

On vous sent critique à l’égard de la scène contemporaine…

Je ne voudrais pas m’enfermer dans le rôle débile du vieux con regrettant l’époque de sa jeunesse. On a toujours tort de crier à la décadence. Il faut se méfier de sa nostalgie. Pour autant, on doit pouvoir se l’autoriser aussi. Posant que la scène contemporaine est minable (et je ne m’en exclus pas forcément, hélas), il faut se demander comment dépasser ce constat. On ne doit pas se contenter de dire seulement que c’était mieux avant.

On vous sait préoccupé par la situation politique internationale et par les évènements tragiques récents. Que peut le théâtre face aux bombes, aux kalachnikovs et aux égorgements ?

Rien. Les gens de théâtre se gargarisent souvent en employant le mot de « résistance » à tort et à travers. Mise à part sa valeur symbolique qui demeure essentielle, une pièce de théâtre est une arme dérisoire ! Dans la réalité de tous les jours, l’influence du théâtre se fait très lentement. Et d’autant plus lentement que la culture a aujourd’hui perdu bien de sa force. 

Propos recueillis par
Rodolphe Fouano

1. Pour cerner ces années de formation, lire Je n’ai jamais quitté l’école, Albin Michel, 2009.

2. Reprise à Paris, au Théâtre de Poche, du 21 avril au 23 juin. Mise en scène de Daniel Mesguich et William Mesguich.

Plus d’informations sur theatredepoche-montparnasse.com

Plus d’informations sur www.danielmesguich.com

Photo de Daniel Mesguich : © Rodolphe Fouano

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