Ça pulse sous les cendres !
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Cinq ans après avoir fait des débuts très remarqués aux Nuits de Fourvière avec une pièce de Lars Norén, Lorraine de Sagazan revient à cet auteur suédois pour une création avec les élèves de la 81e promotion de l’Ensatt. Une incontestable confirmation de son talent et de celui de ces jeunes artistes.
La pièce observe le quotidien de jeunes marginalisés, drogués, alcooliques, prostitués, psychotiques et même simplement chômeurs ou SDF fracassés par la vie, tous regroupés dans le quartier 3.1 de Stockholm. Comme à son habitude, la metteuse en scène a pris des distances par rapport au texte, l’utilisant comme matériau pour le travail de plateau truffé d’improvisations, où elle excelle.
La pièce de Norén présentait une sorte de regard sociologique objectif. Il n’entendait pas vraiment raconter une histoire. Ce qu’en fait Lorraine de Sagazan est, au contraire, une œuvre en mouvement, chorale et chorégraphique. Elle part du constat pour nous entraîner dans une fête sauvage, montrant ainsi les forces de vie qui s’expriment derrière la violence et la brutalité, ainsi que les relations sociales, souvent masquées par la méconnaissance et le refus des codes.
Le spectacle commence dans l’amphithéâtre qui permet d’ouvrir la salle sur l’extérieur. Sauf qu’ici, il est muré par des graphes comme on en voit dans les rues déshéritées. Entre le public et le rideau de fer, des individus présentent les caractéristiques de leur pathologie : l’un se tape la tête sur le rideau, l’autre harangue les spectateurs, une troisième trimballe son caddie le regard vide, etc. En tout, ils sont sept, cinq filles et deux garçons, tous formidables. Il s’agit à proprement parler d’une introduction qui va amener vers un complet bouleversement du regard.
On achève bien les pauvres gens
Car, au bout d’un quart d’heure, certes un peu longuet, un des personnages qui semble avoir de l’ascendant sur les autres ouvre enfin la porte et appelle comédiens et spectateurs à pénétrer dans la salle. L’atmosphère change du tout au tout : de la lumière, on passe dans l’obscurité, du béton des marches à la terre battue du sol, d’un monde géométrique à un univers plus humain, plus « rond ». Les spectateurs se répartissent comme ils le souhaitent sur des chaises disposées en plusieurs endroits, formant un cercle fictif, presque amical. Tout autour de ce manège, derrière les spectateurs, des éléments de décor suggèrent un monde plus familier, plus rassurant : une salle de bains, une cuisine, une chaire avec un micro, un bar et aussi une pièce d’isolement sans contrainte, puisque l’on y entre et qu’on en sort à volonté.
Que se passe-t-il dans ce manège ? Une vraie vie collective, malgré les irruptions incontrôlées de violence, les logorrhées répétitives, les cris, les pleurs. Une sorte de catharsis où le groupe évite soigneusement que ça n’explose. Comme un début de sociabilisation : on ne s’occupe pas vraiment d’autrui, mais on travaille à calmer les tensions, on parlerait presque de soin, en tout cas d’autorégulation. Au niveau de la dramaturgie, un savant mélange de solos et de scènes de groupe permet à la fois d’illustrer la cohérence de ce collectif malgré lui et les gros plans. Et cela sans l’aide d’aucune vidéo, fait remarquable.
De très belles scènes nous ont touchée : celle où l’une des femmes, qui a perdu une enfant dans des circonstances mettant en jeu sa responsabilité, déchire lentement, très lentement une lettre, des photos, un document officiel ; l’autre scène où le couple, qui passe son temps à copuler ou se battre, se prend la main dans un geste minuscule de tendresse… Preuve qu’une intelligence, un sens de l’autre, survit sous la misère. La danse satanique, chorégraphiée par Ricardo Moreno, est aussi de toute beauté. D’ailleurs, le rapport au temps, que Lorraine de Sagazan impose aux comédiens comme aux spectateurs, ne doit rien au hasard.
Au bout du compte, voilà un très beau spectacle, porté par de jeunes comédiens, dont la metteure en scène a su tirer le meilleur et qui sait mettre en relief l’humanité profonde du regard sombre de Lars Norén. ¶
Trina Mounier
Catégorie 3.1, de Lars Norén
Mise en scène : Lorraine de Sagazan
Assistante à la mise en scène : Salomé Bloch
Écriture dramatique : Pomme François-Perron et Alexis Mullard
Chorégraphie : Ricardo Moreno
Avec Lucile Courtalin, Valentin Chalus, Louise Benichou, Rayan Ouertani, Claire Mattina, Arnaud Guennad, Alizée Durkeim-Marsaudon
Conception costume : Léonie Avignon, Gabrielle Benoit
Assistanat conception costume : Laurine Channaux
Régie production costumes : Jennifer Ball, Telma Di Marco-Bourgeon
Conception sonore : Théo Armangol, Théo Rodriguez-Noury
Scénographie : Salomé Bathany, Kinga Sagi
Conception lumière : Enzo Cescatti, Georgia Tavarès
Régie lumière : Gabrielle Marillier, Lucas Collet, assistés de Michel Abdallah, Romane Lavigne, Mitzi Lowy
Atelier costumes : Jennifer Ball, Natacha Becet, Inès Catela, Emma Chapon, Appoline Coulon, Louise Daubas, Thelma Di Marco-Bourgeon, Emma Euvrard, Ameline Fauvy, Inès Forgues, Aurore Guillemenot, Mathilde Hacker, Valentine Issanchou, Tanguy Kretz,
Elise Massih, Mathilde Paris et Lisa Renaud
Habillage : Ameline Fauvy, Louse Daubas, Pyphanie Bicheux, Solène Legrand
Régie générale : Noé Germani Boyer, Tom Cantrel
Durée : 1 h 30
Ensatt • 4, rue Sœur Bouvier • 69322 Lyon cedex 05
Du 1er au 10 juin 2022, à 20 h 30, sauf les 3 et 10 juin à 15 h 30, relâche le 5 juin
Dans le cadre des Nuits de Fourvière, du 2 juin au 30 juillet 2022
Réservations : 04 78 15 05 05 ou en ligne (listes d’attente car complet)
Entrée libre
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu, par Trina Mounier
☛ L’Absence de père, d’après Anton Tchekhov, par Michel Dieuaide
☛ Entretien avec Lorraine de Sagazan, par Juliette Nadal