« Uprising », « In your rooms », Hofesh Shechter, Opéra Garnier, Paris

« Uprising-In-your-rooms » © Julien Benhamou

Entre coup de poing et coup de grâce

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Après « The Art of Not Looking Back » en 2018, les œuvres de jeunesse du brillant chorégraphe et compositeur Hofesh Shechter – « Uprising » (2006) et « In your rooms » (2007) – font leur entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra. Une déflagration intense.

Uprising met en scène sept danseurs d’aujourd’hui dans une jungle urbaine abstraite. Alexandre Gasse, Jack Gasztowtt, Simon Le Borgne, Hugo Vigliotti, Takeru Coste, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié. Leurs pantalons beiges rappellent vaguement la tenue d’un soldat ou d’un citadin. Leur tee-shirt à manches longues colorées souligne la singularité de chaque membre du groupe et reflète l’idée de diversité. En duo, en trio ou plus, ces hommes viriles se cherchent, s’attaquent, se réconfortent. Ils jouent à la guerre comme des enfants ou des adolescents. Comme dans des jeux vidéos. Comme dans les reportages qui nous parviennent actuellement d’Ukraine. En 2006, la pièce s’inspirait des émeutes des banlieues françaises vues d’Angleterre.

De façon tribale, sauvage, simiesque, proches du sol, ces jeunes sont en accord avec les rythmes d’une basse terrible. Il combattent, s’excitent, se blessent, de façon touchante ou grotesque. Certains boucs émissaires frôlent la crise d’épilepsie sur des sons plus électro, de façon convulsive. Ils ressemblent aussi à des machines mal configurées, des robots qui disjonctent et qu’une main fraternelle, posée délicatement sur la tête, peut, d’un seul geste, réparer ou briser. Les mouvements virtuoses des danseurs, tantôt fort rapides ou ralentis, figurent donc tour à tour l’animalité, le lien entre frères, la solitude, l’élan spirituel ou la pulsion de mort.

Parfois, un individu se détache de la meute et cherche la lumière à jardin, un autre court en cercle, à l’infini, de façon symbolique. Un déluge se produit… Silence. Et le combat reprend avec fracas. Jusqu’au tableau final explosif qui rappelle Le radeau de la Méduse ou La Liberté guidant le peuple. Faut-il seulement survivre ou peut-on aspirer à la liberté d’exister ?

« Uprising-In-your-rooms » © Julien Benhamou
Uprising-In-your-rooms © Julien Benhamou

L’énergie masculine qui émane de ce ballet très physique, qui sue des corps, ressemble au flux perpétuel de l’élan vital : on joue, on s’oppose, on prend le pouvoir, on domine ou l’on est dominé, on se soutient, on s’étreint, on s’effondre. La pièce, créée en en 2006, annonce déjà Clowns : de petits êtres violents et dérisoires s’amusent à mort dans une boîte noire, face au public, éclairés avec des lumières de music-hall… Quel spectacle.

« Notre pathétique effort pour mieux communiquer »

In your rooms est une pièce plus dense, puissante, originale. Déjà parce qu’elle représente une humanité plus large, associe indistinctement les genres (la distribution est plus importante et intègre des musiciens en live) et se déploie sur un temps bien plus long. On assiste d’ailleurs au pastiche d’une cosmogonie : une voix off (celle d’Hofesh) à la Big Brother évoque la complexité de sa création, sa tentative, vaine, de recommencer, son impossibilité, risible, de mieux faire.

Des tableaux se succèdent ainsi sur le plateau, à des rythmes variés, tels des fondus au noir très cinématographiques. Ils donnent une vision à la fois onirique et terrifiante de la grande scène du monde nommée « l’anéantissement du désordre ». Une dizaine de musiciens placés en hauteur ressemblent aux dieux sur leur Olympe régentant l’humanité de façon arbitraire, ou à un État fort, flottant au-dessus de nos existences et dérangeant la démocratie.

« Uprising-In-your-rooms » © Julien Benhamou
Uprising-In-your-rooms.jpg

Les spectateurs, face à des moments de transe hypnotique suscités par l’atmosphère effroyable ou tranquille (danse, lumière et violoncelle, basse, alto, percussions), éprouvent une catharsis rare. L’humanité chaotique que la pièce « raconte » s’apparente ici à une « structure sociale », explique Shechter ». Celle-ci a remplacé ses émotions par des gestes quotidiens répétitifs et asservissants, des rituels, des mots communs et vides, des pensées despotiques et un instinct grégaire. Cette « masse » politique, écrasée, oppressée, aliénée, d’abord calme et sidérée, s’anime peu à peu, laisse battre son cœur au rythme des percussions. D’ailleurs, le dialogue entre le vocabulaire chorégraphique – une danse tellurique aux racines folkloriques juives –, la musique et la lumière s’enrichit de façon de plus en plus harmonieuse et trépidante. Le groupe finit par se révolter le poing en l’air et invite le public, à l’aide d’une pancarte, à rejeter « les leaders » et à le suivre ! Puis il se fractionne, se retrouve, cherche amour et réconfort, prie, espère avec inquiétude, sur des sons vibrants qui vont crescendo.

Décidément, l’oscillation entre distance et contact est un message récurrent chez le chorégraphe. Le narrateur créateur rappelle à la fin qu’il faut « se détacher pour s’attacher » et inversement ; que « l’on a tous besoin de quelqu’un ». Une parole plus tendre qui résonne dans la période actuelle et imprègne singulièrement la dernière création de Shechter, The Fix.

Hofesh-Shechter © Agathe Poupenay
Hofesh Shechter © Agathe Poupenay

Formé par Ohad Naharin au sein de la Batsheva dance company, l’artiste israélien vivant à Londres s’illustre depuis 20 ans sur les grandes scènes internationales avec une signature identifiable, déjà décelable dans ces œuvres de jeunesse : énergie éruptive de corps en mouvements violents, électriques et pulsés, ou immobilisés dans une fixité inquiétante. La réinvention de Uprising et In your rooms avec le Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris souligne la solidité stupéfiante des interprètes et l’inventivité de ces pièces sans cesse en mouvement, en avant, actuelles, en quête d’émotions renouvelées. Et quel « feeling » : le spectacle nous perce le ventre, traverse le corps et soulève l’âme !

Lorène de Bonnay.


Uprising et In your rooms, d’Hofesh Shechter

Avec : Marion Barbeau, Letizia Galloni, Clémence Gross, Caroline, Osmont, Ida Viikinkoski, Laurène Lévy, Marion Gautier de Charnacé, Awa Joannais, Héloïse Jocqueviel, Alexandre Gasse, Jack Gasztowtt, Axel Ibot, Antoine Kirscher, Simon Le Borgne, Mickaël Lafon, Hugo Vigliotti, Takeru Coste, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié

Teaser vidéo

Photo : © Julien Benhamou 

Opéra Garnier • Place de l’Opéra • 75009 Paris

Du 15 mars au 3 avril 2022 à 20h ou à 16h le dimanche (à 14h30 le 3 avril)
Durée : 1 heure 30 (avec entracte)

De 12 € à 121 €

Réservations : 01 71 25 24 23


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À propos de l'auteur

4 réponses

  1. Bonjour,
    Merci pour cette explicitation. A vous lire, je dirais que oui, Shechter est proche de cette « distance orientale » que l’on retrouve de manière transversale dans la lecture corps à corps entre l’Homme et D;ieu dans la Torah et le Talmud. Il est alors question de ne jamais être trop proche car en ce cas on s’éloigne de D;ieu (par effet de séduction, de brûlure, de fascination, d’idolâtrie..) et de ne pas jamais être trop loin non plus car on serait alors trop près du fini. La juste distance n’est jamais définie par avance, toujours mouvante, elle est un art de vivre……

  2. Bonsoir,
    Un article synthétique et sensible sur ces ballets originaux qui pose la question de la communication qui, avec ou sans parole, fait des êtres humains des communicants par défaut. On ne peut pas ne pas communiquer ! Et, c’est la distance, espace invisible car il ne s’agit pas ici de mesure géométrique, qui permet cette potentialité d’existence. Il y en cela chez ce chorégraphe un esprit oriental proche de la philosophie du Bâ japonais ou de la conception chinoise de l’espace.

    1. Merci, Thomas, pour votre commentaire. Shechter dit bien de ses spectacles (In your rooms en particulier) : « It’s about communication. You have to communicate ». « Il nous parle d’histoires de réconciliations ratées, de rapprochements impossibles et de tentatives de contacts qui échouent encore et toujours… Alors la danse, tout en évoquant cette difficulté, devient une sorte d’exutoire, elle est le dernier moyen d’expression, le plus instinctif, le plus animal peut-être, mais le seul qui demeure. Certes le constat est sombre, pourtant transparaissent dans les pièces de Shechter de rares lueurs d’espoir et, l’espace de quelques instants, les corps s’enlacent maladroitement. » (extrait du dossier thématique sur Shechter rédigé par la Maison de la Danse). L’espace chorégraphique, le temps fugace de la représentation, évoque la « distance » douloureuse entre les êtres, avec dieu, et tente de l’abolir. Cette « distance »-là est-elle proche de la philosophie orientale ? Piste à explorer : avis aux lecteurs !

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