Violence sublimée
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
La jeune troupe du chorégraphe israélien revient au théâtre de la Ville avec une nouvelle version de « Clowns », présentée en miroir avec une seconde pièce, « The Fix ». L’ensemble forme un diptyque à la fois foisonnant et cohérent : « Double murder » brosse le portrait d’une humanité sauvage qui rêve de se transcender.
En 2019, le spectacle Show, jouée dans la salle plus intime des Abbesses, déclinait longuement la pièce Clowns – insistant sur la violence de meurtres répétés à l’infini par de petits bouffons blancs et rouges, de jeunes fous baroques, des pitres aux sourires sarcastiques. Ici, la pièce est remaniée. On retrouve les costumes, le rideau rouge et la guirlande foraine, la musique vibrante créée par Shechter, la gestuelle burlesque au service d’une satire sociale et métaphysique. Les clowns représentent aussi bien des paysans crottés entamant des danses folkloriques, des peuples premiers initiant des transes telluriques ou s’exaltant à la chasse, les conquistadors sanguinaires de nos états modernes, des militaires en pleine guerre de tranchée, les vices modernes de notre société du spectacle et de la consommation. Mais la mise en scène, la théâtralité de la violence semblent plus exacerbées dans cette nouvelle version.
Déjà, la danse de mort s’ouvre sur le Can Can galopant d’Offenbach. Les danseurs, en liesse, jouent avec un public qui leur a tant manqué durant les mois Covid. Ils lui demandent de « tout donner » et vont, en retour, eux-mêmes tout offrir, jusqu’à l’épuisement. À commencer par un déferlement de mises à mort : égorgements sublimés par une lumière bleue, coups de feu ou d’épée accompagnés de fracas et de fumée, festin cannibale sur une musique électronique. Chaque meurtre est suivi ou précédé d’une danse narquoise, d’un sourire, d’un frappement de mains frénétique, d’un baiser, d’un regard ironique lancé aux spectateurs. Les danseurs, avec une virtuosité et une précision sans faille, une énergie rarissime, régalent le parterre de leur gigue. La frontière entre l’artiste et le personnage s’estompe de plus en plus, notamment au moment du happening final : on ignore si les saluts au public (sur la musique « The Sun ») font partie du show car les clowns continuent leur pantomime effroyable sous les applaudissements. En tout cas, la troupe explosive, à l’unisson de bout en bout, souligne plus que jamais le lien entre pulsion de mort et pulsion de vie, entre le mal et l’humour, entre la violence et le divertissement.
Un fix pour stupéfier
Si l’exhibition extrême du spectacle de la violence peut déranger autant qu’elle fascine, elle prend en tout cas une autre dimension quand la seconde pièce est dévoilée. The fix offre un contrepoint aux pantins métaphysiques gorgés de rire et de sang : sept danseurs en tenues colorées contemporaines semblent « rejouer » Clowns, avec d’autres intentions. Réparer, exorciser, espérer, fraterniser, s’extasier, transcender. À l’extrême, là encore. Toute la subtilité réside dans le mélange d’ironie et d’espoir que propose cette « suite ».
Les danseurs reprennent une partie du vocabulaire chorégraphique de la première partie et l’interrogent : les mouvements sont décomposés, ralentis. On tue mais on s’enlace ; on s’effondre et on se relève ; on se cache les yeux et on lâche prise ; on se soutient, on s’ouvre ; on s’ancre ; on médite. On arrache le masque grinçant du clown pour adopter celui du visage bienveillant, sur fond de musique planante. On quitte la scène pour aller faire des câlins aux spectateurs, comme Amma, la gourou indienne. Shechter invente là une partition résolument contemplative, indépendante des chorégraphies du groupe, sensée apaiser les tensions, offrir un baume aux blessures de notre monde (violent et à l’arrêt récemment).
Ce spectacle utopique reflète soudain l’espoir d’une communauté multiculturelle (les danseurs sont français, cubains, polonais, belges, coréens ou américains), réunie dans un ailleurs où tout mur est aboli. Renonçant un temps à la violence, l’humanité voudrait s’aimer, s’élever… Vaste pitrerie que tout cela : les danseurs de Double murder ont démontré que les désirs de beauté et de mort restent toujours imbriqués. ¶
Lorène de Bonnay.
Double murder, de Hofesh Shechter
Avec : Miguel Altunaga, Robinson Cassarino, Frédéréic Despierre, Rachel Fallon, Mickaël Frappat, Natalia Gabrielczyk, Adam Khazhmuradov, Yeji Kim, Emma Farnell-Watson, Juliette Valerio
Photo : © Todd MacDonald
Théâtre du Châtelet (théâtre de la Ville hors les murs) • 1 place du Châtelet • 75001 Paris
Du 5 au 15 octobre 2021 à 14h15, 15h ou 20 heures
Durée : 1 heure 40 (avec entracte)
De 10 € à 45 €
Réservations : 01 42 74 22 77
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Barbarians d’Hofesh Shechter, par Elise Ternat
☛ La programmation rêvée du festival d’Avignon 2020 (Double murder), par Lorène de Bonnay