Qui veut faire l’ange fait la bête
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Joël Pommerat préfigure dans une série de « contes » futuristes les difficultés qui attendent les adolescents de demain, et sans doute déjà ceux d’aujourd’hui. Magistral !
L’angle sous lequel le metteur en scène aborde cette question est celui de la présence probable dans un avenir assez proche de robots humanoïdes dans la vie quotidienne des enfants. Cette perspective n’est pas si lointaine qu’il y paraît, avec l’utilisation de plus en plus fréquente d’objets connectés que leurs logiciels parent de toutes les vertus. L’intelligence artificielle manipule nos vies sans même que nous y prenions garde et souvent avec notre consentement.
Mais Pommerat ne cherche pas tant à nous alerter qu’à nous préparer, à nous ouvrir les yeux sur les effets de cette réalité sur les enfants et les adolescents. Car la recherche appliquée occupe déjà le créneau.
Des comédiens exceptionnels
Sur la dizaine d’acteurs sur scène, la plupart sont novices. Comme à l’accoutumée chez Pommerat, le plateau noir est nu, à peine une table, deux chaises, un canapé au gré des séquences. C’est la lumière d’Éric Soyer qui sculpte l’espace, fait naître des ombres et des atmosphères. Le jeu des acteurs est donc essentiel, central. Or Joël Pommerat est un maître pour le casting et la direction d’acteurs. Ces nouveaux venus dans le métier sont exceptionnels de naturel. Un vrai tour de force, puisqu’ils ont à jouer des garçons comme des filles, à changer de rôle et de sexe au gré des tableaux (sans parler des clones qui sont asexués dans ces courtes fables, rajoutant encore un degré dans la confusion). Difficile d’imaginer que les interprètes des enfants sont de jeunes adultes et tous des jeunes femmes. La perfection de leur jeu constitue la principale qualité de ce spectacle.
L’illusion de la spontanéité est nécessaire à certaines des scènes, notamment celle qui fait l’ouverture – un groupe de garçons faisant bloc face à une jeune fille. Ils la questionnent brutalement, puis l’insultent, la menacent. Ils la soupçonnent d’être un robot. Et ils en ont peur. Mais est-ce si sûr ? N’est-ce pas plutôt les filles comme espèce étrangère, et plus précisément celle-ci, qu’ils craignent ? C’est d’ailleurs l’impassibilité de l’adolescente qui attise leur colère. Comme spectateur, on assiste à une sorte de battle déséquilibrée avec florilège de langage caillera. On a l’impression de se trouver dans le film de Ladj Li.
Si les scènes suivantes n’offrent pas de tels parallèles, il apparaît très vite que ces jeunes sont la plupart du temps livrés à eux-mêmes. Les parents ne font que passer, trop contents de trouver dans ces robots des auxiliaires commodes. Ce faisant, ils laissent la place à l’influence de certains adultes aux méthodes éducatives singulièrement inquiétantes.
Ce que montre de manière fine le metteur en scène, même s’il recourt parfois à la caricature comme verre grossissant, c’est le piège que représentent ces créatures. Aux humains, elles semblent des frères alors que ce sont des clones trop parfaits : aucune colère chez elles, les sentiments négatifs ne sont pas inscrits dans leur logiciel. Elles sont donc charmantes, séduisantes, et d’autant plus dangereuses.
L’autre constante, c’est la confrontation permanente avec l’ambiguïté : ces enfants ne savent pas qui ils sont dans ce monde sans repère. Le robot leur sert alors de doudou confortable. Encore une fois, ce spectacle ouvre une infinité de pistes. Mais l’illusion de la réalité est si forte qu’il nous tire des frissons en même temps que des éclats de rire. Un grand bravo à ces jeunes comédiens si justes et dirigés à la perfection. ¶
Trina Mounier
Contes et légendes, de Joël Pommerat
Le texte est publié aux Éditions Actes Sud-papiers
Texte et mise en scène : Joël Pommerat
Avec : Prescillia Amany Kouamé, Jean-Édouard Bodziak, Elsa Bouchain, Lena Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Palandakis, Mélanie Prézeline
Durée : 2 heures
Scénographie et lumières : Éric Soyer
Costumes et recherches visuelles : Isabelle Deffin
Dramaturgie : Marion Boudier
Théâtre National Populaire • 8 place Lazare Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 10 au 21 décembre 2019, du mardi au samedi à 20 heures, le jeudi à 19 h 30, le samedi à 18 heures, relâche les dimanche et lundi
De 9 € à 25 €
Réservations : 04 78 03 30 00
Tournée :
- Du 9 janvier au 14 février 2020, Nanterre-Amandiers
- Du 3 au 7 mars, Théâtre Olympia, à Tours
- Du 13 au 20 mars, Théâtre de la Cité, à Toulouse
- Les 26 et 27 mars, Espace Jean Legendre, à Compiègne
- Les 2 et 3 avril, CDN d’Orléans
- Du 8 au 10 avril, La Comédie, à Clermont-Ferrand
- Les 28 et 29 avril, Le Phénix, à Valenciennes
- Les 5 et 6 mai, L’Estive, à Foix
- Du 13 au 17 mai, La Criée, à Marseille
- Du 27 au 29 mai, Liberté-Châteauvallon
- Du 3 au 5 juin, Printemps des Comédiens, à Montpellier
- Du 9 au 13 juin, MC2, à Grenoble
- Du 19 au 21 juin, Festival d’Anjou, à Angers
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Ça ira (1), fin de Louis, de Joël Pommerat, par Léna Martinelli
☛ L’inondation, de Francesco Flidei et Joël Pommerat, par Maxime Grandgeorge
☛ Ma chambre froide, de Joël Pommerat, par Lorène de Bonnay