« Contrechamp / Champ », de Kate Moran, Bertrand Bonello et Rebecca Zlotowski et « Un album », de Lætitia Dosch, Festival Latitudes contemporaines

Champ / Contrechamp © D.R.

Deux femmes puissantes

Par Sarah Elghazi
Les Trois Coups

Depuis sa création, Latitudes contemporaines ne cesse d’élargir son champ des possibles, reflétant en cela la transdisciplinarité à l’œuvre dans les arts de la scène. Prenant l’époque à bras-le-corps, l’association et bureau de production invente un festival politique et pluriel, qui rend notamment visibles la créativité et le jusqu’au-boutisme artistique de performeuses, chorégraphes et metteuses en scène.

Le week-end inaugural du festival se déploie pour la première fois dans l’immensité de la Condition publique, coopérative culturelle installée à Roubaix. Il en a profité pour construire un parcours artistique d’une grande variété dont émergent deux propositions, celles de Kate Moran et Lætitia Dosch. Artistes protéiformes, elles accompagnent toutes les deux le renouveau du cinéma d’auteur comme celui des planches, ne se privent pas de compagnonnage artistique prestigieux, mais choisissent d’arpenter la scène seules et selon leurs propres règles.

« Contrechamp / Champ » : pile et face

Dans ce spectacle en deux parties au croisement entre les figures du rêve, du fantasme et du souvenir, Kate Moran interprète plusieurs rôles, en se jouant surtout de son statut particulier de muse artistique et inspirante du cinéma et du théâtre d’auteur contemporain, découverte en France dans les spectacles de Pascal Rambert et le film les Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez.

Au-delà du basculement formel porté, avec leurs spécificités propres, par les deux réalisateurs auxquels s’est associée Kate Moran, la déconstruction des archétypes est le fil conducteur partagé par les deux volets, la figure la plus flagrante ici étant celle de la femme fatale, créature de cinéma qui se désintègre progressivement, pour s’imprégner davantage de fragilité et d’humanité.

Champ, conçu avec Bertrand Bonello, exprime le mélange et la sublimation de traces, de fantômes du passé, d’images de stars, d’espoir de célébrité – écriture qui se reflète dans la scénographie matérielle et sonore, très cinématographique : musiques électroniques froides où s’intercalent des fragments de répliques, tunnels lumineux, accessoires tranchés, jeu de miroirs et de ressemblances, comme un clin d’œil à l’univers de Mulholland Drive et des récentes œuvres du réalisateur sur la question du souvenir et de la mémoire.

Contrechamp, fruit de la collaboration avec Rebecca Zlotowski, est le retour de l’actrice à la vraie vie, à un amour bien réel qu’on tente de sauver en lui écrivant des lettres, brouillons qui s’empilent et qu’on n’envoie jamais… Sur un plateau nu éclairé de lumières douces – superbe idée des livres vivants, qui s’illuminent aux moments clés de la narration –, un piano joue des compositions romantiques. L’interprétation aussi bascule, abandonnant la sophistication pour un plus grand naturel, révélant un vrai terrain de jeu pour l’actrice, et une maîtrise parfaite de son talent. Elle incarne physiquement les différentes étapes de cette transformation, grâce à sa présence ambiguë, à la fois sèche et sensuelle, féminine et masculine, à mi-chemin entre fiction et réalité, et son accent anglais, exotique et berçant malgré la dureté des paroles.

« Un album » : revue de corps

Un album, ce sont quatre‑vingts personnages incarnés par un petit bout de femme à l’abattage, à la puissance d’évocation et au sens d’observation grandioses. Tout nous est révélé de leur singularité, leurs tics, leurs gênes : tout ce qui fait un être, tout ce qui peut également l’atteindre.

Comédienne et performeuse franco-suisse, développant en marge de sa carrière au cinéma et au théâtre des one‑woman‑show métaphysiques, Lætitia Dosch sait ce qu’elle doit à Zouc, à ses yeux inquiets, à son corps rassurant et expressif, et encore à son art de reconstituer de la solidarité entre les gens en les faisant rire d’eux-mêmes, en produisant de l’universel avec du détail, de l’insignifiant, de l’intime. Lætitia Dosch s’inspire de la dramaturgie particulière de l’artiste suisse pour créer son propre « Alboum », faisant elle aussi de son corps, modelé par la danse et la performance, un instrument qui traverse en virtuose les inquiétantes étrangetés de ses contemporains (qui sont autant les nôtres).

Sur un vaste plateau, superbement cosy mais tapissé d’ombres, s’enchaînent sur un rythme chorégraphique, construit sur le système des associations libres, des tableaux à la fois banals et extrêmement élaborés, où l’humour, l’angoisse et la tendresse vont de pair. Scènes de la vie quotidienne et du monde du travail, petites et grandes humiliations, incongruités et routines, inquiétudes, violences, moments de tendresse ou d’abandon, autobiographiques ou glanés tout autour d’elle, se déploient sur une toile de fond oppressante : la première scène, une imitation hilarante et glaçante d’Élisabeth Teissier annonçant des prédictions terrifiantes pour le futur de la planète – crise sociale, culturelle, environnementale… que nous sommes peu ou prou en train de vivre.

Sa pratique du seul en scène se rapproche davantage de la quête dramaturgique et de la construction mémorielle d’un Philippe Caubère que de la pure revue satirique. L’un après l’autre, ses personnages dansent, aiment, se déchirent, existent intensément, et sont irrémédiablement aspirés dans le temps… 

Sarah Elghazi


Contrechamp / Champ, de Kate Moran, Bertrand Bonello et Rebecca Zlotowski

Champ

Conception : Kate Moran, Bertrand Bonello

Interprétation : Kate Moran

Création sonore : Bertrand Bonello

Costumes : Anaïs Romand

Lumière : Antoine Parouty

Fragments de Rose poussière de Jean‑Jacques Schuhl

Production : Latitudes Prod.

Coproduction : la Ménagerie de verre, Paris

Contrechamp

Conception : Kate Moran, Rebecca Zlotowski

Interprétation : Kate Moran

Composition et interprétation au piano : Quentin Sirjacq

Production : Latitudes Prod.

Coproduction : S.A.C.D. / Festival d’Avignon

Photo : © D.R.

Un album, de Lætitia Dosch

Directrice artistique et interprétation : Lætitia Dosch

Comise en scène et aide à l’écriture : Yuval Rozman

Œil extérieur ponctuel : Fanny de Chaillé

Scénographie : Nadia Lauro

Lumières : Jonas Buher

Production : Viande hachée du Caire & Viande hachée des Grisons

Coproduction : le Phénix, scène nationale de Valenciennes ; Arsenic, centre d’art scénique contemporain à Lausanne, Centre culturel suisse à Paris

Spectacles présentés dans le cadre du Festival Latitudes contemporaines, festival international de la scène contemporaine, du 1er au 17 juin 2016 dans différentes salles de Lille Métropole et à Courtrai en Belgique

La Condition publique • 14, place Faidherbe • 59100 Roubaix

Réservations : 03 20 55 18 62 et sur www.latitudescontemporaines.com

Contrechamp / Champ : vendredi 3 juin à 19 heures et samedi 4 juin à 16 heures

Durée : 1 heure

Un album : samedi 4 juin à 19 heures et dimanche 5 juin à 18 heures

Durée : 1 heure

7 € | 5 €

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