« Cum Panis », Pique-nique, Emmanuel Perrodin, Vivants ! Vivantes !, Les Quinconces, L’Espal, Scène nationale Le Mans

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Le pain, pour faire société

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Virginie Boccard, directrice de la scène nationale Le Mans, aime les formes hybrides qui inventent d’autres modes de représentation, dedans et dehors, pour toujours plus de sens et de liens. Le pique-nique géant concocté par Emmanuel Perrodin, associé au Grand Ensemble, avec la collaboration des élèves et enseignants du lycée Sainte-Catherine du Mans, marque ainsi la fin d’une belle saison. Ce repas autour des pains du monde est un symbole fort. Une ode à la poétique du partage. 

Ma journée d’hier a été délicieuse, dans tous les sens du terme : en reportage à l’école Gaston Bachelard, entourée de quelques 350 personnes de nationalités variées, j’ai découvert l’univers d’un chef cuisinier à la créativité bouillonnante. J’ai été épatée par la générosité et la portée de cette proposition atypique, mettant le pain à l’honneur. Ou plutôt des pains. En ce jour d’élections européennes, ce métissage culturel et culinaire fut réconfortant. Entre Corée, Antilles, Sénégal, Burkina, Mali, Kabylie, Maroc, le voyage était extra. Voici la France dont on peut être fier !

La « cuisine sensible et contrastée » d’Emmanuel Perrodin

Jurassien devenu Méditerranéen d’adoption et de cœur, Emmanuel Perrodin a pris la toque à trente ans, après une première vie dans l’histoire et la veille économique. Après être passé par plusieurs tables marseillaises, il a choisi l’itinérance afin d’explorer en toute liberté, lors de performances ou d’agapes populaires, les liens qui se tissent entre la cuisine, les arts et l’esprit des territoires. Dans ses « œuvres culinaires originales » il mêle gastronomie, arts et vivant. En somme l’art de vivre.

Ainsi, a-t-il imaginé un dîner autour de l’exposition Picasso à la Vieille Charité et conçu des « visites à déguster ». À la scène nationale du Mans, ce chef nomade poursuit ses pérégrinations. Après le Bal littéraire et culinaire, le Déjeuner équinoxial dans le bois de Changé, le Souper baroque, ou encore Choux, racines, Comté, il ne cesse d’arpenter de nouveaux chemins de traverse pour inventer des rendez-vous insolites, autour du goût et de la création artistique. 

Logique d’avoir fait appel à lui en clôture de « Vivants ! Vivantes ! » : humaniste, il aime interroger l’époque, le vivant et le lieu qui l’accueille. La saison s’est effectivement achevée sur trois semaines intenses (du 16 avril au 9 juin) à l’écoute des pulsations de notre monde. Ce temps fort traitait d’écologie, de sujets de société, de notre avenir. 

La portée symbolique du pain 

Ingrédient indispensable de la camaraderie et de la convivialité, le pain est un bon choix. Précieux, il constitue souvent la base de l’alimentation. Ses recettes peuvent être simples comme sophistiquées. Le mot « copain » (dérivé de l’ancien français cum panis) servait à l’origine à désigner celui avec qui on partage le pain. D’où le titre. 

Emmanuel Perrodin accorde de l’importance aux mots, lui pour qui la cuisine est un langage, avec ses règles, sa syntaxe, son vocabulaire. « La cuisine est bien plus que des recettes. C’est la façon première de faire société. C’est un fait culturel », écrit-il. Il vante « l’intelligence de la main », même si le savoir-faire ne fait pas tout. Le chef se dit sensible aux « mains habitées », celles qui donnent une âme à la cuisine. En tout cas, il a su révéler des talents, car on s’est régalé. 

Avec l’équipe pédagogique (professeurs en boulangerie-pâtisserie, arts appliqués, français-histoire), il a pensé au contenu et au contenant, ainsi qu’au service : assiettes comestibles, boîtes pliées, brochettes et cornets… C’était beau et bon, ces pains fourrés, tartinés, enrobés, avec une variété incroyable, dont la baguette française croustillante, le widjila malien à la vapeur, le msemmen marocain, le chou vanille et praliné. Étonnant, le pain universel, formidable synthèse de toutes ces propositions, un pain jamais cuisiné, pensé par des chercheurs, créé avec un algorithme et pétri à la main, composé de farines de blé, de seigle, de maïs, de la semoule et des graines !

Chef d’orchestre

Parfaitement construit, avec une dramaturgie, le pique-nique s’est ouvert sur un rituel de purification des mains avec des pains d’argile et s’est achevé sur un conte écrit par un des jeunes ayant œuvré à cet événement. Le premier temps (mise en bouche), le deuxième (salé) et le troisième(sucré) étaient introduits par les créatrices des recettes et rythmés par des sessions musicales (Ensemble Offrandes, Alpha Zayos, Awang).

Emmanuel Perrodin se considère d’ailleurs plutôt comme un chef d’orchestre. Toutefois, pas de « chef » qui tienne ! On est aux antipodes des clichés sur la grande cuisine élitiste, guindée, et son système hiérarchique, pour ne pas dire militaire. Ici, comme tout se faisait à vue, on a pu observer l’organisation. Toujours bienveillants, jamais avares de mots d’encouragement, les adultes ont également mis la main à la pâte. Un seul mot d’ordre : faire ensemble.

La recette ?

Pour aller encore plus loin dans la relation avec les habitants du Mans, des collaborations ont été faites avec des structures de proximité (le centre social le Kaléïdoscope et la MJC Ronceray), organisateurs, entre autres, d’ateliers (cuisine du monde). Outre le partage des recettes, les notions de transmission et de valorisation des savoir-faire ont été travaillées. Emmanuel Perrodin a bien saisi l’esprit des Sablons : « le vrai goût des choses simples ».

Les enseignants du lycée Sainte-Catherine (qui prépare au CAP boulanger) ont permis aux jeunes de développer de nouvelles compétences, mais aussi de vivre une expérience enrichissante et originale. Ceux de l’école élémentaire Gaston Bachelard ont également contribué à la réussite du projet, avec l’association les Jardins du vivant. Lors d’un parcours d’éducation artistique et culturel, les élèves ont conçu un potager de plantes aromatiques, ingrédients de kéfirs et infusions servis au pique-nique.

Hors des sentiers battus

Métissé, joyeux, fécond, ce moment dédié à la rencontre, la création et l’expérimentation rappelle qu’une scène nationale est un lieu de vie, en connexion avec les gens, en phase avec les enjeux sociétaux, en prise sur son temps. Non seulement les papilles ont été à la fête, mais ce pique-nique a convoqué l’esprit. Ça nous a nourris, au sens propre et figuré, car la poésie était aussi au rendez-vous. Et l’équipe espère voir ces gens franchir un jour la porte de l’Espal ou des Quinconces.

Or, aujourd’hui, la réalité nous rattrape. Les valeurs de la République sont concrètement menacées. L’extrême droite occupe le devant de la scène, en France aussi… Tandis que la peur de l’autre, le repli sur soi gagne chaque jour du terrain, il faut continuer d’y croire. Et se battre. 🔴

Léna Martinelli


Pique-Nique Cum Panis

Cour école Gaston Bachelard 
Le 9 juin 2024 

Scène nationale du Mans
Les Quinconces • 4, place des Jacobins • 72000 Le Mans
L’Espal 60-62, rue de l’Estérel • 72000 Le Mans
Infos : 02 43 50 21 50
Plus d’infos ici

Dans le cadre de Vivants ! Vivantes !, du 16 avril au 9 juin 2024

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