« Outwitting the devil », d’Akram Khan, Théâtre de la Ville hors les murs, à Paris

« Outwitting the devil » d’Akram Khan © Christophe Raynaud de Lage

Une geste sidérante et impitoyable

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

La pièce « Outwitting the devil », créée en juillet dernier à Stuttgart, a médusé le public de la Cour d’honneur du Festival d’Avignon. Sa reprise au 13ème Art est un événement majeur de cette rentrée.

Plus que jamais, la dernière création de la compagnie Akram Khan parle de notre monde. De l’Homme, de son rapport aux dieux, à la mort, au Temps, à la Nature. Cette méditation profonde sur la nature humaine, censée questionner notre présent et notre avenir, se nourrit de grandes œuvres de notre patrimoine. Car c’est en regardant le passé que l’on peut avoir des réponses, explique Akram Khan. Le chorégraphe a donc choisi d’adapter des fragments de L’Épopée de Gilgamesh, laquelle condense des récits fondateurs qui irrigueront la mythologie gréco-latine et des épisodes de l’Ancien Testament. Il faut dire que la première geste de l’humanité, transmise par le premier système d’écriture inventé par les humains (rédigée deux millénaires avant notre ère, au sud de l’actuelle Irak) évoque un héros présomptueux très actuel. Gilgamesh asservit avec démesure ses sujets, détruit une forêt de cèdres pour en extraire le bois précieux, cherche la puissance et la célébrité. Dans la seconde partie de l’épopée, confronté à la mort d’un ami cher, il fuit la civilisation et entame un parcours initiatique qui le conduira à une forme de sagesse. Une transformation positive du héros bien égratignée dans le spectacle…

Akram Khan et sa dramaturge Ruth Little s’inspirent aussi de La Cène de Léonard de Vinci : la composition de ce tableau rend visible le mystère de l’Incarnation et ses conséquences sur les hommes (les apôtres autour de Jésus) ; il aborde les thèmes du collectif, du rituel et de la trahison.

En somme, Outwitting the devil questionne la façon dont l’Homme cherche à déjouer certaines réalités, en particulier sa condition de mortel. Sa quête de savoirs vise à vaincre le Temps, ce diable, quitte à tout détruire. Mais la vérité qu’il convoite lui reste cachée. Akram Khan convoque aussi la pensée du poète mystique persan Rûmî qui colore le spectacle de teintes pessimistes : « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve ». Pourtant, le lien émotionnel qui se tisse entre les six danseurs et les spectateurs est si puissant, la fête du corps à laquelle nous assistons ébranle tellement, qu’une prise de conscience – à défaut d’une nouvelle connaissance – s’impose à nous avec une radicalité inouïe.

« Outwitting the devil » d’Akram Khan © Christophe Raynaud de Lage
« Outwitting the devil » d’Akram Khan © Christophe Raynaud de Lage

L’écriture scénique et chorégraphique confine au sublime

L’écriture évoque à la fois les origines de l’humanité, l’idée d’un cycle perpétuellement recommencé, et une destruction qui résonne avec le présent. La scénographie se compose de blocs de pierre qui jonchent un plateau gris, désolé et abstrait. Ces pierres font allusion aux tablettes enfermant le récit fondateur de Gilgamesh, à des météores tombés du ciel (pour former des hommes comme Enkidu dans l’épopée), à des stèles, à un monde en ruines (d’après le Déluge, la déforestation massive, les guerres et l’invasion de la technologie). Assiste-t-on aux origines de l’Homme ou à sa disparition, dans un univers post-apocalyptique ? Accompagne-t-on un Gilgamesh mature aux confins du monde, dans sa quête de sagesse ?

Dominique Petit incarne bien le héros vieilli, meurtri dans sa chair par son parcours et par la mort de son ami Enkidu, portant sa pierre (comme Sisyphe ou Jésus sa croix). En off, sa voix, proche de celle du récitant dans l’épopée, évoque ses songes, ses pensées et les « jours anciens ». Il rencontre son double, un Gilgamesh fort et conquérant. Le plateau se remplit peu à peu de sons (souffles, musique) et de corps vêtus sobrement, dans des tons primitifs qui font écho aux éléments : gris, blanc, bleu, or. Le spectateur, plongé en plein mythe, est vite capté par des tableaux sublimes qui recomposent des scènes clés de l’épopée : la rencontre du roi furieux Gilgamesh avec son rival et futur ami Enkidu (créé par le dieu de la terre). La façon dont Enkidu, l’être sauvage, est civilisé (séduit par une prostituée), puis domestiqué par un Gilgamesh en plein dérèglement. 

« Outwitting the devil » d’Akram Khan © Jean-Louis Fernandez
« Outwitting the devil » d’Akram Khan © Jean-Louis Fernandez

La scène de la destruction de la forêt de cèdres et de son gardien Humbada est particulièrement développée, mais son interprétation diffère du texte source. On voit un vieil homme horrifié, assister au saccage par son double jeune d’une nature sacrée. Démon, animaux, végétaux, incarnés par des danseurs prodigieux, puisant dans le kathak indien et la danse contemporaine, sont sacrifiés. La chorégraphie, l’expressivité des interprètes, les sons et la musique de Vincenzo Lamagna provoquent des émotions extrêmes. La destruction de notre terre par des hommes ivres de pouvoir, qui se joue et se danse sous nos yeux, dans un étrange rituel qui nous réunit tous, suscite une forme de catharsis. Surtout lorsque la nature et les dieux se révoltent : les morts renaissent, la nature se venge (le climat change), le puissant Gilgamesh est subjugué par la déesse (Ischtar ?) et son vieux double presque mourant reçoit d’elle, contraint, une tablette. Elle semble enjoindre au vieux héros de réécrire autrement son histoire, de mieux traiter son environnement, au lieu d’anéantir son âme et sa planète.

« Outwitting the devil » d’Akram Khan © Christophe Raynaud de Lage
« Outwitting the devil » d’Akram Khan © Christophe Raynaud de Lage

Former un rituel, communier et agir

L’énigmatique déesse, interprétée par Mythili Prakash, possède une place singulière dans l’histoire et sur le plateau. Sage et guerrière, elle symbolise autant la culture (elle s’assure que le passé soit écrit et transmis) que la Nature qu’elle défend coûte que coûte. Elle capte la lumière avec son sari solaire et possède une place centrale dans le rituel (comme Jésus était mis en valeur dans le tableau de Vinci). Face à cette figure féminine sidérante, capable de renverser l’ordre des choses, l’Homme paraît bien misérable. On sait gré au chorégraphe et à sa dramaturge de cette réorientation du Gilgamesh : le spectacle parle des mythes en général, et de l’homme d’aujourd’hui, dépourvu de sagesse.

En somme, Outwitting the devil a provoqué en nous une émotion assez rare et indicible. Lumières, chorégraphie, corps et musique nous ont perçé le cœur et le ventre. La danse d’Akram Khan accomplit vraiment un rituel vertigineux : elle nous fait communier, par l’intermédiaire de six danseurs parfaits et divers, avec l’Irreprésentable – divin, forces telluriques, volonté de puissance. Et elle nous enjoint d’agir, avant la fin… 

Lorène de Bonnay


Outwitting the devil, d’Akram Khan

Direction artistique et chorégraphie : Akram Khan

Avec : Ching-Ying Chien, Joshua Jasper Narvaez, Dominique Petit, Mythili Prakash, Sam Pratt, James Vu Anh Pham

Durée : 1 h 10

Teaser vidéo

Photo : © Jean-Louis Fernandez, Christophe Raynaud de Lage

Théâtre de la Ville – Le 13ème Art • 2, Place d’Italie • 75013 Paris

Du 11 au 20 septembre 2019, à 20 heures

De 10 € à 32 €

Réservations : 01 42 74 22 77

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