« Le Moine noir », Kirill Serebrennikov, Palais des papes, festival Avignon

« Welfare », Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

Un trou noir brillant

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Le talentueux metteur en scène et cinéaste russe présente sa vision spectaculaire de la nouvelle de Tchekhov publiée en 1894. Dans la Cour d’honneur majestueuse, tous les langages scéniques se conjuguent pour exacerber le sel du récit. Le néant de l’être devient une substance visible. Hallucinant.

En lisant Le Moine noir il y a trente ans, Kirill Serebrennikov dit avoir éprouvé une « réaction physiologique contraignante », une « chair de poule ». Ce que provoquent les grandes œuvres littéraires. Son adaptation s’efforce de rendre compte de cette impression première imprimée dans le corps, de l’imagination suscitée par la nouvelle (images psychiques et savoirs sur un texte qui ne se donne pas en propre à la perception, pour paraphraser Sartre). La mise en scène utilise donc tous les procédés du théâtre pour montrer les « représentations analogiques » du Moine noir dans la conscience de l’artiste. Voilà pourquoi tout se trouve démultiplié : le point de vue de chaque protagoniste nous est offert dans quatre parties ; le même personnage est doublé ou triplé (joué par plusieurs acteurs) ; la danse, la vidéo, la musique, la scénographie s’ajoutent aux mots (dans trois langues !), voire les transcendent pour nous faire ressentir une émotion esthétique augmentée. L’espace de la Cour contribue évidemment à cet agrandissement de la perception : les 36 mètres du plateau impliquent deux fois plus d’interprètes que sur la scène d’Hambourg ou du Châtelet. L’espace à parcourir pour les acteurs est plus important, le décor s’étend, la vidéo prend une autre dimension.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle montre donc différentes perceptions d’un texte dont le sujet est justement l’hallucination, la fragmentation, la démultiplication : c’est passionnant ! André Kovrine a les « nerfs détraqués » et a besoin de solitude et de nature. Il est invité à passer quelques semaines au vert par Tania, la fille du tuteur qui l’a élevé (Iégor). Cet écrivain et universitaire fuit une actualité apparemment chargée, une violence sociale et politique russe et voudrait s’émanciper de règles jugées communes et bourgeoises. Il résiste en défendant sa liberté et ses ambitions artistiques. Mais le jardin (si métaphorique, comme la Cerisaie) dans lequel il se réfugie n’apaise pas son désespoir : ni la nature, ni son mariage avec une femme « normale », comme Tania, ne remplissent son vide. En ville comme à la campagne, il dort peu, travaille, s’exalte : il est visité par un monstre, un moine « vêtu de noir à la tête chenue », une « colonne noire ressemblant au tourbillon d’un cyclone ». Il rationalise en expliquant à Tania qu’il est obsédé par une légende : un moine apparu dans le désert en Syrie ou en Arabie il y a mille ans et sur le point de revenir. Un moine qui a donné lieu à des copies, des « mirages », dans le monde entier, puis s’est diffracté dans « l’espace interplanétaire ». Ce « trou noir » dans l’esprit d’André devient donc une substance qui se matérialise, le détruit et tue littéralement ses proches. La conscience de cet homme qui se voulait hors du commun finit par s’atomiser dans le cosmos, régi par une loi, un réel, qui le dépasse.

Les étoiles du néant

La question de l’hallucination comme perception du monde (normale, anormale ou géniale), soulevée ici, s’exprime donc dans une mise en scène créative, sensorielle, de plus en plus délirante et extatique. En effet, le spectacle se focalise d’abord sur le vieil Igor qui expose ce qu’il voit (l’importance de son jardin, le lever et le coucher du soleil, le désir de voir sa fille unie à un jeune homme exceptionnel et la réalité qui s’ensuit : le saccage de toute cette réalité). Puis Tania, âgée, cohabitant avec sa version plus jeune et un nouvel André, raconte son expérience mélodramatique d’amour et de vie ratée. On est ensuite immergé dans l’esprit d’André (incarné tour à tour par un acteur allemand, un anglophone et un russe qui dialoguent). Il dort peu : sommeil et état de veille se confondent. Il hésite entre le mariage, la normalité, la sensualité de la vie, et la lutte contre l’esprit de système, le désir de gloire, l’élévation spirituelle, l’extase. Il parle à un moine qu’il est le seul à percevoir et à ses reflets – un chœur de moines derviches danseurs. L’acteur russe, magnifique, s’adresse aussi en solo au public. Dans cet acte, on passe du drame à une performance où les mots sont moins présents. La musique joyeuse des estivants, d’emblée présente aux abords du jardin printanier, se meut en symphonie déchirante. Le décor (cabanes-serres figurant l’espace du jardin, lune sur laquelle sont projetés des gros plans des personnages) est mouvant : le néant envahit l’espace, prenant la formes de plusieurs lunes sur le plateau et de projections de cercles cosmiques sur le mur magistral du fond. Le spectateur, face à cet iris géant qui tourne et se dilate, se trouve stupéfié.

© Christophe Raynaud de Lage

Enfin, la dernière partie (qui aurait pu fusionner avec la troisième selon nous), est consacrée au moine. Cet ajout de Serebrennikov permet de réentendre le discours si ambivalent de la figure surnaturelle du moine, avec des variations. Déjà, il existe « dans la nature » puisqu’il « existe dans l’imagination ». Il fait croire à André que ce dernier est élu et que ses actes ont une valeur « intemporelle ». Que sa liberté réside dans sa soif de gloire, sa volonté de s’élever vers des joies suprêmes. Que sa folie est son génie et fera voler le monde en éclats. Qu’il doit sacrifier son « père » Igor et son épouse, trop médiocres (le génie excuserait donc le meurtre !). Il insiste aussi sur la nécessité de se concentrer sur une pensée, un travail, un système, pour se calmer les nerfs, ou de méditer pour ne pas « déséquilibrer » son corps. Ses paroles entrent là en concurrence avec celles du psychiatre qui veut soigner André de sa psychose (Tchekhov était médecin, rappelons-le) : « les hommes de génie, en qui se fie la terre entière [Shakespeare, Bouddha], ne voyaient-ils pas des fantômes eux aussi ? La science dit bien que le génie est une maladie mentale. » Ce moine fascinant et contrasté provoque bien, pour finir, la destruction. Il figure alors cet interstice qui existe « entre la mort physique de l’être et son néant », une étincelle, une révélation.

Comment ne pas louer un spectacle qui montre le rêve (le jardin éblouissant et évanescent) et le cauchemar (un réel en soi ravageur, que personne d’autre ne perçoit) ? qui questionne l’essence et l’existence ? qui agite tant d’images et d’émotions ? Les interprètes sont excellents (jeu, chants, musiques et danses). La scénographie sublime (costumes, décors, lumières) est magnifiée par la Cour. Les arts et les langues fusionnent pour exprimer de façon très sensible que le seul monde qui existe est celui que nous hallucinons (pas de vérité) et que sinon, nous ne sommes que des particules en mouvement dans un grand vide sidéral. L’art théâtral, poussière d’étoiles ici, signe encore sa puissance : il donne forme à des fulgurances invisibles, effroyables et belles. 🔴

Lorène de Bonnay


Le Moine noir, d’après Anton Tchekhov

Le texte de la pièce est édité chez actes sud-papiers
Texte, mise en scène, scénographie : Kirill Serebrennikov
Spectacle en allemand, anglais, russe, surtitré en français et en anglais
Avec : Filipp Avdeev, Odin Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroschnichenko, Olga Pavliuk, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan
Et les chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor) , Friedo Henken (baryton), Sergey Pisarev (ténor), Azamat Tsaliti (baryton), Alexander Tremmel (ténor), Vitalijs Stankevich (baryton)
Et les danseurs : Tillmann Becker, Arseniy Gordeev, Andrey Ostapenko, Laran, Ilia Manylov, Andreï Petrushenkov, Ivan Sachkov, Daniel Vliek
Assistanat à la scénographie : Olga Pavliuk
Collaboration à la mise en scène et chorégraphie : Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin
Musique : Jēkabs Nīmanis
Dramaturgie :Joachim Lux
Lumière Sergey Kuchar
Vidéo : Alan Mandelshtam
Assistanat à la mise en scène : Anna Shalashova
Traduction en allemand : Yvonne Griesel
Traduction en français pour le surtitrage : Daniel Loayza, Macha Zonina
Traduction en anglais pour le surtitrage : Lucy Jones
Durée : 2 h 30

Cour d’honneur du Palais des papes • place du Palais • 84000 Avignon
Du 7 au 15 juillet 2022, à 22 heures
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne

Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 7 au 26 juillet 2022
De 10 € à 40 €
Plus d’infos ici
Conférence consacrée à Kirill Serebrennikov le 11 juillet 2022 après-midi par l’Agence nationale de la recherche (ANR) lors de la 9ème édition des « Rencontres Recherche et Création – Contes, mondes et récits » : à voir ici

Tournée :
• Du 16 au 19 mars ; 2023, Théâtre de la Ville, en partenariat avec le Théâtre du Châtelet, à Paris

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Cerisaie, de Tchekhov, Tiago Rodrigues, festival d’Avignon 2021, par Lorène de Bonnay
Les Idiots, de Serebrennikov, par A.D.

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