« Dans la solitude des champs de coton », Bernard-Marie Koltès, Kristian Frédric, Espace Pierre Cardin, Théâtre de la Ville, Paris

Dans-la-solitude-des-champs-de-coton- Koltès-Kristian-Frédric © soo_lee

De bas en haut

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Les mots de Koltès font souvent l’effet d’une bombe. Portés sur scène par Xavier Gallais et Ivan Morane, ils nous percutent, d’autant plus que Kristian Frédric dynamite la pièce avec d’audacieux partis pris. Grâce aussi à l’univers puissant d’Enki Bilal, le débat entre le Client et le Dealer se mue en un farouche combat d’âme à mains nues.

L’auteur lui-même présentait sa pièce en ces termes : « Cela traite d’une bagarre de texte, d’une bagarre verbale que l’on pourrait comparer à une bagarre de rue… Mes personnages sont passionnés; ils ont envie de vivre et en sont empêchés ; ce sont des êtres qui cognent contre les murs. On est confronté à des obstacles – c’est cela que raconte le théâtre. » Le metteur en scène l’a pris au mot.

En-jeux

Une des forces de ce texte réside dans son mystère insondable, ce qui lui prête moult interprétations. Deux inconnus, dont l’identité renvoie à une simple fonction, s’affrontent. Les personnages sont-ils ennemis, amis, amants ? Que se vend-il ? Un produit illicite (drogue, sexe) ? À quels besoins le vendeur est-il susceptible de répondre ? Sauf qu’ici, l’objet du commerce importe peu. C’est la nature de l’échange qui prime : sujétion, interdépendance…

Si les enjeux sont opaques, Koltès dissèque la sauvagerie de nos rapports humains. Et c’est une question de vie ou de mort. Les champs de coton évoqués traduisent un besoin de douceur, quelle que soit la nature du désir (érotique, amical, fraternel, etc.). Or, les deux hommes se cognent à la réalité, violente, et sont renvoyés à leur infinie solitude.

Projetés dans la nuit des temps

Avec Kristian Frédric, la rixe verbale prend des allures de lutte mystique. Au-delà de la quête existentielle (quel sens donné à sa vie, à quoi aspirer ?), il s’est laissé inspiré par « le monde dans sa brutalité, dans son absence de désir, dans sa mécanique de la dissolution du rêve et de l’espoir ». En effet, comment croire à l’avenir quand notre système nous broie ?

© Guy Delahaye

Fin connaisseur de l’auteur et citoyen inquiet, Kristian Frédric puise dans la mythologie pour mieux nous projeter vers un futur désirable. Il a transposé ce terreau d’un dialogue philosophique dans un lieu intemporel : les rives du Styx. Sensible à cette «  écriture sacrée, et je pèse mes mots (…), je suis fasciné par le besoin absolu, qu’a le dealer, de vouloir arrêter cette machine infernale, donner la mort ». Il nous place alors dans la tête d’un homme au bord de l’Achéron (une branche de la rivière où les âmes des défunts étaient transportées vers les Enfers), « au détour d’une lumière à une autre lumière ». Lassé de faire passer les morts, le vendeur se révolte. Mais pour cela il doit à tout prix faire émettre un désir pour vivre. La transaction devient transition, voire transmission.  

En bas

Au bord du gouffre, les personnages s’épient. Ils se livrent d’ailleurs à quelques rites et des bribes de texte sont en araméen, la langue du Christ. Marqué par les traces du temps, le corps du vendeur est tatoué de signes kabbalistiques. Ça vole haut. Les tirades agissent comme des lassos. Dense, hypnotique, la logorrhée atteint malgré tout sa cible.

Cette effet de boucle se traduit aussi dans la bande sonore, une composition électro acoustique conçue comme un opéra contemporain, à partir de voix, de grognements d’animaux, de sons du réel transformés, sinon triturés. Avec la spatialisation, on ressent presque des décharges électriques. Comme les mots tranchants de Koltès, ces fulgurances nous traversent de part en part : des néons qui grésillent, du métal qui souffle et du vent qui grince, un obstacle sur la route, des pneus qui crissent, des clameurs d’enfants, une meute de chiens… On peut imaginer un accidenté de la route en train de marchander sa place au paradis, auprès d’un expert en négoce des âmes.

Drôle d’endroit pour une rencontre

Pour la seconde fois (après la Nuit juste avant les forêts, avec Denis Lavant, déjà au Théâtre de la Ville, en 2000), Kristian Frédric a fait appel à Enki Bilal, dont l’univers sombre convient tout particulièrement (ne pas manquer de découvrir l’exposition que lui consacre L’Espace Jean Legendre, en parallèle de la tournée). Lui qui décrit si justement le chaos, dans ses bandes dessinées, pour mieux nous ouvrir les yeux sur les dérives du monde, lui qui s’intéresse au « futur proche », aux conséquences du passé plus ou moins digéré, a imaginé un espace scénique suspendu et hors du temps, un peu comme dans la Foire aux immortels.

Les références abondent. Le noir de Soulage les a transportés vers Kubrick et son 2001 Odyssée de l’espace, cet objet insolite venu d’une civilisation antérieure. On en trouve la trace sur scène, sous forme de rocher. Argile, fumée, pluie de cendres… Dans ces limbes, les lumières ciselées donnent du relief sans surligner, préservent le mystère.

En haut

Dans cette caverne, les éléments se déchaînent et les protagonistes ne peuvent plus ni se mentir, ni reculer. Alors ils s’arment de mots. Parler ou tuer ? Acculés au désespoir, qui est la proie de l’autre ? Et si, au seuil de la mort, cet homme blessé se confrontait à sa propre dualité ? Les flaques, dans lesquelles ils puisent ses dernières forces, s’apparentent à un miroir…

Xavier Gallais et Ivan Morane sont convaincants. Malgré son pied rivé au rail, le premier évolue avec souplesse, tandis que libre d’aller et de venir, le second se concentre sur sa diction. Dans une lutte féroce, les acteurs se cherchent, se dépouillent pour enfin s’abandonner. Jusqu’à la fin, la tension dramatique est à son comble et tous deux se livrent à une interprétation pleine de ferveur. Pas d’étreinte mais une véritable mise à nue.

La marche du monde

La direction d’acteur est précise, avec une nette opposition entre le jeu organique de l’un et celui, tout en retenue, de l’autre, qui empoigne toutefois les mots. Tous deux laissent apparaître les fragilités de leur personnage de façon complémentaire. Malgré l’urgence, des respirations poétiques permettent de naviguer en eaux calmes. Décidément, Kristian Frédric sait nous embarquer.

Car l’un des plus grands défis est de mettre cette langue en mouvement. La contrainte de cette jambe emprisonnée n’a pas pour seul but de transformer la gestuelle : quand, enfin, l’acheteur passe dans l’autre monde, il se libère de sa chaussure. Or, cet accessoire est le stigmate des souffrances humaines, le symbole des désirs perdus à tout jamais. Une référence à Boltanski.

« L’envers du texte »

Parmi les autres fantômes qui s’invitent sur scène : Giacometti et son homme qui marche. À cet endroit précis, ces présences revêtent une épaisseur particulière. Avec sensibilité, la mise en scène explore les résonnances de cette langue énigmatique. « Au théâtre il faut explorer l’invisible, l’arrière des mots », explique Kristian Frédric. En effet, avec le recul, toutes ses idées font sens, y compris, à la toute fin, la chanson tonitruante de Tchéky Karyo, Autour de la Mémoire : « Le vent soulève la poussière des souvenirs, le vent se lève et nous chavire ».

Le théâtre classique montre souvent le conflit jusqu’à son dénouement et sa résolution. Ici, dans cette pièce majeure du théâtre contemporain, l’action se déroule juste avant les coups. Cependant Koltès nous plonge dans des abîmes. Optimiste, malgré tout, Kristian Frédric éclaire « cet univers tectonique de la pensée, un univers qui peut engloutir ou révéler les désirs ». Dans ce moment suspendu où tout se joue, où il est peut-être encore temps, il a su créer « une ode à la vie à travers le chaos (…), une allégorie sur notre humanité ». Vent debout. 🔴

Léna Martinelli


Solitude dans un champ de coton, de Bernard-Marie Koltès

Publié aux Éditions de Minuit (1987)
Cie Lézards qui bougent Fabrik Théâtre Opéra
Mise en scène : Kristian Frédric
Avec : Xavier Gallais et Ivan Morane et l’aimable participation de Tchéky Karyo
Décor et costumes : Enki Bilal 
Création lumières : Yannick Anché
Création sonore et musicale : Hervé Rigaud
Chorégraphe Claude Bokhobza 
Durée : 2 heures
Conseillé à partir de 15 ans

Espace Pierre CardinThéâtre de la Ville • 1, avenue Gabriel • 75008 Paris
Du 14 au 29 mars, du mardi au samedi à 20 heures, le 25 mars à 15 heures, relâche les dimanche
De 18 € à 30 €
Réservations : 01 42 74 22 77 ou en ligne

Tournée :
• Les 4 et 5 avril, Scène nationale du Sud-Aquitain, à Bayonne (64)
• Le 7 avril, Théâtre de Gascogne, Mont de Marsan (40)
• Du 11 au 13 avril, Espace Jean Legendre, scène conventionnée d’intérêt national Art et création (60)
• Le 20 avril, La Merise, à Trappes (78)
• Les 25 et 26 avril, Espace des Arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône (71)
• Du 2 au 3 mai, Théâtre d’Aurillac, scène conventionnée (15)
• Le 6 mai, La MAL, à Thonon-Évian (74)

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