« Je est un autre »
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Peut-on faire théâtre de tout ? À cette question apparemment excessive, le comédien Stéphane Bernard et le musicien Jean‑Louis Delorme apportent une réponse subtile en présentant au Lavoir public de Lyon une lecture-spectacle de textes choisis dans « le Livre de l’intranquillité » de l’immense poète portugais Fernando Pessoa, intitulée « Dans la ville basse ».
Dans l’architecture industrielle du Lavoir public, sous de grandes lessiveuses, sont dispersées quelques dizaines de chaises de part et d’autre d’un bassin équipé de ses planches à laver en ciment. À l’une des extrémités du lavoir, un petit praticable accueille le jeu. Au sol, trois piles de la revue moderniste Orfeu (1915) frappées d’un numéro 2. Bien ficelés, les exemplaires servent de sièges ou d’appui. Au-dessus d’eux, une simple étagère sur laquelle sont posés notamment deux lampes de chevet et un métronome. Deux guitares acoustiques sur leur support métallique complètent avec un oreiller le dispositif de cette lecture-spectacle.
La modestie de cette installation est le premier élément fort d’une représentation où les mots de Pessoa et les voix des personnages dominent. Un second élément tout aussi fort vient de la capacité des auteurs de Dans la ville basse à réussir à scénariser les textes qu’ils ont retenus de l’œuvre complexe de Fernando Pessoa. Le Livre de l’intranquillité est restitué en quelques épisodes, accompagnés ou interrompus par des instants musicaux d’une suave fluidité. Successivement, deux hommes, l’un qui ressemble à Pessoa dans son costume noir étriqué du début du vingtième siècle, l’autre vêtu d’un complet veston banal d’aujourd’hui, monologuent à tour de rôle au bistrot, au cours d’une déambulation nocturne, pendant une nuit d’insomnie, à l’éveil du jour, face au spectacle quotidien de la rue, à l’intérieur de leurs rêves. Grâce à cette suite de séquences s’éclairent avec finesse quelques-uns des aspects fondamentaux du livre de Pessoa.
Ces deux hommes sont en fait les deux voix d’une même personne. Un petit employé de bureau en quête de lui-même et de la vraie vie qui lui paraît absente. Que la lumière de l’aube l’irradie, que la métamorphose des nuages le fascine ou que la pluie le ranime, cet homme, arrimé à son double, traque avec douceur et ironie son désir d’exister vraiment, quitte à surmonter son impuissance à trouver le repos. On assiste avec une mélancolique émotion à la quête inlassable de quelqu’un qui se cherche sans jamais se trouver. Le malaise, l’angoisse affleure souvent et, par exemple, il y a un moment sublime où voyant un mendiant de dos disparaître à ses yeux en tournant le coin de la rue, l’homme à la double conscience s’interroge sur une soudaine absence qui pourrait être une métaphore de la mort subite. Il y a aussi cette tentative désespérante de l’homme au double visage pour apprendre à « dédormir », orgueilleuse et poétique velléité pour accéder à une plus grande conscience de soi-même. Il y a encore le plaisir pris à allumer une cigarette et à s’imaginer que dans la fumée qui s’échappe, quelque chose d’essentiel s’évanouit qui pourrait illustrer la fugacité de l’existence. Si la vie est une énigme, Dans la ville basse procure la jouissance de s’enivrer à essayer de la résoudre.
Donner chair à l’écriture de Pessoa
La réussite du spectacle tient indiscutablement aux deux interprètes. Il faut beaucoup de cœur et d’intelligence pour donner chair à l’écriture de Pessoa et de son hétéronyme, à savoir : incarner un homme modeste avec une grande âme. Stéphane Bernard et Jean‑Louis Delorme, texte à la main ou texte su, parcourent avec aisance le labyrinthe hypnotique du Livre de l’intranquillité. Comme leurs deux guitares, leurs voix sont finement accordées, celle de Jean‑Louis Delorme dans des graves râpeux et rassurants, celle de Stéphane Bernard dans des sonorités de baryton brillantes et rusées. L’espace intimiste dont ils disposent pour jouer renforce leur complicité, et c’est un vrai bonheur de les voir ciseler les climats proposés par les mots de Pessoa : empathie chaleureuse, inquiétude fiévreuse, certitude orgueilleuse ou ironie mordante. De plus, la musique composée par Jean‑Louis Delorme les réunit parfaitement. Qu’elle soit tendre ou rythmée, elle enveloppe le spectacle d’une apaisante nuée.
Fernando Pessoa aimait à dire de Lisbonne, sa ville natale, qu’elle était son « chez moi ». Dans la ville basse, titre qui fait référence au quartier de Lisbonne – Baixa – que Pessoa n’a pratiquement pas quitté, le spectateur a une grande chance de se sentir « chez lui », partagé entre l’amertume d’une réflexion intime et les illuminations d’une imagination fertile. ¶
Michel Dieuaide
Dans la ville basse, d’après le Livre de l’intranquillité, de Fernando Pessoa
Une lecture-spectacle de Stéphane Bernard et Jean-Louis Delorme
Musique originale : Jean-Louis Delorme
Photo : © F. Giroud
Le Lavoir public • 4, impasse Flesselles • 69001 Lyon
Tél. 09 50 85 76 13
Réservations : contact@lelavoirpublic.com
Représentations du 31 mars au 5 avril 2014 à 20 heures
Durée : 1 h 15