DAU : le chaos
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
En pleine vogue du théâtre immersif, « DAU » promettait monts et merveilles, au pays des Soviets. Retour (à froid) sur ce projet qui a passionné tout Paris pendant plusieurs semaines : une expérience sociale et artistique radicale mais pas vraiment d’avant-garde.
L’ère bolchevique, beaucoup en ont entendu parlé, peu en sont nostalgiques. Alors, y être plongé, corps et âme, on n’avait jamais vu ça ! Présenté en première mondiale dans trois institutions parisiennes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, ce projet monstre avait tout pour titiller la curiosité.
L’ampleur inédite et l’originalité du projet ont d’abord séduit. Profitant des théâtres du Châtelet et de la Ville, en travaux, il s’agissait de présenter un savant mélange de projections cinématographiques, d’installations et de performances artistiques, d’expériences scientifiques et spirituelles, dans une ambiance underground. Paris s’enorgueillissait d’être à la pointe de l’avant-garde, se référant même aux Ballets Russes qui ont foudroyé la capitale, un siècle auparavant. Le projet a-t-il seulement fait pâlir de jalousie Berlin, qui a d’ailleurs refusé d’accueillir le projet en octobre 2018 ?
Projet monstre
Savant, et pour cause ! Ilya Khrzhanovsky (né en 1975), le cinéaste russe à l’origine du projet, travaille depuis longtemps sur le prix Nobel de physique russe Lev Landau (1908-1968). Son projet initial, un biopic, a muté en cette délirante œuvre totale : recréer la cité scientifique soviétique où œuvra celui qu’on surnommait « Dau ».
Pour les besoins, un véritable institut a été spécialement bâti en Ukraine, dans lequel scientifiques, cuisiniers, artistes, savants, criminels, hommes, femmes et enfants – tous volontaires – ont été recrutés afin d’y vivre pendant deux ans, en acceptant les règles, celles appliquées en URSS, et être filmés. Le gigantesque plateau de cinéma s’est alors transformé en communauté.
Le tournage, étalé de 2009 à 2011, a donné 700 heures de rushes, soit 13 films et séries, intégrés au cœur de cette expérience pluridisciplinaire, multi-sensorielle et immersive, à Paris. Formidable terrain de jeu, où plus de 300 concerts et performances ont été proposés. Ainsi l’orchestre MusicAeterna a-t-il permis au public de se mêler aux répétitions pendant une semaine entière, avant de créer, in situ et en direct, des œuvres collaboratives. Le musicien transgenre Arca a habité quatre jours la fosse de la grande salle éventrée du Théâtre de la Ville. De nombreuses autres figures de la scène artistique européenne ont rejoint cette improvisation : les DJs et musiciens Agoria ou Marko Nikodijevic, les pianistes Mikhaïl Rudy ou Edna Stern, la chorégraphe Sasha Waltz…
Une trentaine d’œuvres empruntées à la collection d’art soviétique du Centre Pompidou, ainsi que plusieurs installations ou créations éphémères, ont jalonné les parcours : les ballons d’hélium de Philippe Parreno (rappel de la théorie qui valut à Lev Landau son prix Nobel) ; l’installation de Romeo Castellucci, ancien participant de l’Institut, présentée dans les entrailles du Théâtre du Châtelet ; un paysage sonore créé par Brian Eno ; une ligne de senteurs moléculaires conçue par Marina Abramović sur la base des 95 mots-clés du projet (Histoire, Futur, Révolution, Utopie, Cerveau, Corps, Pouvoir, Trahison, Addiction, Orgie, Sadisme…) ; des lunettes inversées dont les prototypes ont été testés dans l’Institut de DAU par l’artiste Carsten Höller et proposés à l’essai sur le balcon du Théâtre du Châtelet.
Beaucoup d’autres personnalités ont été mises à contribution : entre autres, les musiciens Massive Attack, les metteurs en scène Anatoli Vassiliev et Peter Sellars, les comédiennes Isabelle Huppert, Isabelle Adjani ou Fanny Ardant (pour le doublage), Jürgen Jürges (directeur de la photographie de Fassbinder et de Wim Wenders) pour les images de cinéma. 70 conférenciers ont participé au cycle parisien, parmi lesquels des figures importantes de la communauté scientifique, mêlant la théologie, l’art et la politique aux sciences. Bref, un casting sans précédent !
Bordel généralisé
« J’ai été déconcerté. Toi, comment as-tu vécu DAU ? », demande Olivier. « Je m’en suis sortie sans encombre. Le problème a plutôt été d’entrer », répond Clara, qui a essuyé les plâtres, si l’on peut dire. Déjà, obtenir son visa n’a pas été une mince affaire. La pénurie de papier, l’attente interminable, les salles fermées, les nombreux couacs faisaient-ils partie de la mise en scène ? « C’est normal, nous sommes à Moscou en 1968 », aurait-on répondu à des visiteurs restés sur le carreau.
« C’est la foire d’empoigne. L’événementiel est un métier », ironise justement Le Figaro à propos de l’organisation catastrophique et de l’inauguration ratée. « Une soirée cauchemardesque. Dans le hall, le réalisateur assiste en direct au naufrage ». Malgré les 250 à 300 personnes mobilisées, les équipes ont été dépassées et Paris a fait les frais de cette première mondiale. Mais ces cafouillages faisaient partie de l’aventure : « Tout est pensé, étudié, créé de manière collaborative, quasi-communautaire et intuitive. De Kharkov à Paris aujourd’hui, l’expérience se poursuit », avait-on prévenu dans le dossier de presse.
« Foutaises, pour ne pas dire arnaque », surenchérit Valérie, visiteuse dépitée d’avoir déboursé 35 euros pour six heures (ce qui n’est rien, comparé au 150 euros pour l’accès illimité). Avoir le sésame au lancement du projet n’a pas pour autant permis l’accès au Châtelet, que la Préfecture de Paris a autorisé à ouvrir le 2 février, seulement. L’inauguration avait alors été perturbée pour raisons de sécurité.
Dans le même temps, une enquête saisissante du Monde paraissait : « DAU sème le trouble et les roubles », Libération titrait « Montagne russe et montage louche » et Le Figaro « DAU : une salade russe ». Après les journalistes, le public s’est déchaîné sur les réseaux sociaux, avant que le service de communication de la société de production Phenomen Films ne reprenne progressivement la main.
Révolutionnaire ?
Expérience, parcours personnalisé, immersion : tout le monde n’a que ces mots à la bouche, jusque dans le marketing, et les notions ont encore de beaux jours devant elles, tant elles rapportent. Alors, en quoi DAU se distingue-t-il d’un escape game ? En dehors de ces péripéties, quid des aspects artistiques ?
L’art contemporain bâtit généralement son succès sur l’inédit et le subversif. Dans les années 1970 et 1980, le Squat Theatre et le Living Theatre ont mené des expériences dont s’est peut-être inspirée l’équipe de DAU. En 1977, André Engel et son scénographe Nicky Rieti, anéantissaient aussi le statut traditionnel du spectateur en proposant des événements dans des lieux insolites qui génèrent du sens et de l’émotion, par l’imaginaire et le symbolique qu’ils provoquent. Ainsi, pour Un week-end à Yaïek, ils invitaient des spectateurs, réunis devant le Théâtre national de Strasbourg, à monter dans des cars affrétés, selon les organisateurs, par une agence de tourisme, pour visiter des appartements, soviétiques justement.
L’intention de départ : « Montrer la vie telle qu’elle est, dans toute sa beauté, sa misère, sa vérité ». Rien de vraiment nouveau, même si le teaser émoustille. En fait, fasciné par « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée », Ilya Khrzhanovsky a montré ce qu’il a minutieusement observé de la comédie humaine déployée en environnement fermé : débats intellectuels et relations amoureuses, mais surtout rapports de force et sexuels.
Une expérience personnalisée devait faire office de bienvenue dans le totalitarisme. Après avoir répondu à un questionnaire psychologique, parfois déroutant (« Avez-vous été utilisé dans une relation sentimentale ?» ; « Avez-vous été abusé dans votre enfance ? »), les réponses étaient censées orienter le parcours déterminé par un algorithme. Chacun devait ensuite être guidé par un « Dau-phone » qui remplaçait son mobile, lequel était interdit… Dommage que l’application n’a finalement jamais été disponible.
Cela n’a pas empêché de vivre notre propre expérience (chaque récit est unique et souvent savoureux ; lire en particulier celui de Xavier Faltot, dans Beaux Arts). Au fond d’un couloir interminable, des chamans, venus des hauteurs de l’Altaï, pouvaient recevoir les visiteurs, s’ils s’armaient de patience. Après une heure d’attente, ma fille, restée cinq minutes top chrono, n’a pas eu le temps de se mirer dans les reflets des 108 clochettes accrochées à son costume traditionnel.
Pour ma part, plutôt partante pour une séance de thérapie, j’ai testé un de ces « auditeurs actifs » (prêtres, rabbins, pasteurs, énergéticiens et autres praticiens) qui recevaient dans des cabines individuelles. Le communiqué de presse final annonce que ces personnes recrutées spécialement pour le projet ont donné environ 4 500 sessions en tête-à-tête. Mon auditeur a écouté, mais a aussi accepté de répondre à mes questions sur les mises en situation (« surprenantes mais toutes liées à la trace ») ou sur les réactions des visiteurs (« souvent perplexes, déçus, choqués, parfois amusés »).
Glauque
Spirituelle, psychologique, l’expérimentation était aussi sociale. Au Centre Pompidou, une salle a été transformée en appartement communautaire, dans lequel vivaient et travaillaient des scientifiques de DAU. Les visiteurs les observaient à travers des miroirs sans tain. L’invitation à se munir d’un casque délivrant des stimuli psychiques ou sexuels faisait penser à l’expérience de Milgram.
L’immersion collective favorisait aussi les échanges entre les visiteurs. Beaucoup sont venus avant tout pour s’encanailler. Les scènes crues et des séquences choquantes, surtout dans les films, remplissaient cet objectif. Relevons quand même l’originalité du dispositif : dans des cabines individuelles, chacun pouvait composer son menu à partir d’une mosaïque. Sauf qu’entre deux beuveries, qui débouchaient inéluctablement sur des scènes de sexe (avec toute la palette de ce qui est possible et imaginable) ou d’humiliation (là aussi beaucoup de créativité !), on avait le choix, entre des interrogatoires plus ou moins musclés, des crises d’hystéries ou des auditions d’un ennui incommensurable.
Avec une réalisation digne d’une mauvaise série de télé-réalité (Les Inrocks parlent de « Reality-show totalitaire »), pas de quoi s’emballer, camarades ! D’autant que les problèmes de traduction rendaient incompréhensibles les épisodes un peu plus consistants (procès pour trahison à la patrie, digressions sur les valeurs révolutionnaires). Pas de réel intérêt, non plus, lors des projections.
Au dernier étage du Théâtre de la Ville, il était possible de partager une boisson dans des foyers communautaires, à la reconstitution soignée jusque dans les moindres détails. On s’y serait cru ! De là à manger du bortsch et du pain noir hors de prix, à boire du thé dans des écuelles en fer qui brûlaient les lèvres… Dans ces lieux brut de décoffrage, on s’y serait cru ! D’ailleurs, se perdre dans ce labyrinthe était sans doute le plus intéressant. De-ci de-là, des mannequins en cire, troublants de réalisme, semblaient nous observer. Cette mise en abîme inquiétante laissait penser que le visiteur n’était pas si libre qu’il se l’imaginait. Ah bon ?
Hyper réalisme, culte de l’obscénité, voyeurisme… rien de franchement innovant au niveau esthétique, si ce n’est l’aspect monumental du huis clos. Voyons donc à présent du côté des protagonistes. Qui pour incarner Lev Davidovitch Landau, ce mystique libertin et antistalinien, qui subit les foudres du régime, malgré son génie ? Un autre destin hors du commun : Teodor Currentzis, directeur musical de l’Opéra de Perm en Russie, souvent qualifié d’« enfant terrible de la musique classique ». Parmi les acteurs à avoir doublé les images, on peut aussi citer Gérard Depardieu. Beaucoup espéraient boire de la vodka avec lui, en bas dans le « sex-bar » au milieu de poupées gonflables et de produits pornographiques. Encore une frustration !
Déroutant
L’étrange Ilya Khrzhanovsky, dont on n’avait jamais entendu parlé jusque-là, a beaucoup intrigué. Louche, voilà comment il est vite apparu. Le Journal des Arts a d’ailleurs titré : « Démiurge ou gourou manipulateur, le réalisateur divise ». Des journalistes ont rapidement révélé ses relations avec Sergueï Adoniev (présenté comme phénoménal par le Süddeutsche Zeitung), le magnat russe des télécommunications qui a financé le projet pharaonique, en bon philanthrope.
De plus, les méthodes de management « despotiques » auraient poussé près de la moitié des Français embauchés dans l’équipe parisienne à claquer la porte (plaintes déposées à l’Inspection du travail). Les personnes interrogées lors de notre visite ne semblaient pas souffrir, même si la plupart reconnaissait ne pas être dupe : « Comme vous, nous faisons partie de l’expérience. Et les conditions ne sont pas top, surtout dans nos relations aux visiteurs, à cause d’un manque d’informations et d’une improvisation permanente », nous a confié un salarié-cobaye.
Lors de la conférence de presse, le musicien Brian Eno, qui a participé au fond sonore, a salué ce « projet follement ambitieux ». Plutôt mégalomaniaque, non ? La démarche est d’autant plus douteuse que plusieurs éléments restent opaques. Comment Ilya Khrzhanovsky a-t-il pu manipuler tout ce monde ? Comment de telles institutions auraient-elles pu ainsi se fourvoyer ? Sur Twitter, le soutien des responsables demeure indéfectible et Christophe Girard, adjoint à la Culture à la mairie de Paris, laisse les autorités compétentes juger les plaintes déposées à l’encontre de la boîte de production.
Pourtant, la communauté a vécu dans un univers clos pendant deux ans, au service d’un génie mort, certes, mais sous la coupe d’une idéologie totalitaire. Les caméras ont tout filmé. Compte tenu de la frontière ténue entre réalité et illusion, on peut se poser des questions sur ce qui s’y est vraiment passé, d’autant que parmi les 400 personnages interprétés, on y trouvait d’ex-membres du K.G.B., ainsi que des Néonazis.
Tout cela soulève des problème déontologiques : quelle est la part de mise en scène ? Comment représenter des périodes sombres de l’humanité sans appareil critique ? Comment s’emparer des atrocités que génèrent les totalitarismes ? Quid de la complaisance des concepteurs et des réalisateurs scrutant les participants comme des rats de laboratoire ? Comment les données privées ont-elles été gérées (plaintes déposées à la Cnil) ?
Même s’il s’agit de permettre aux visiteurs de se « reconnecter avec le plus profond de notre humanité », selon les propos de l’artiste lui-même, DAU déstabilise. Pervers, le projet ne dénonce pas vraiment la cruauté et l’absurdité du système totalitaire. Ne rend-il pas le rend le visiteur complice, en le mettant dans la position du voyeur, entre fascination et répulsion ?
« DAU n’est pas une œuvre imaginée pour rassurer les gens ou les divertir. Elle demande du temps, de la patience, de l’engagement », avait prévenu la productrice exécutive Martine d’Anglejan-Chatillon, lors de la conférence de presse. On regrette malgré tout l’absence de réflexions profondes sur des problématiques toujours actuelles (surveillance généralisée, nouvelles aliénations, désillusions démocratiques…).
Œuvre (presque) totale
Qui dit mégalomanie, dit souvent débauche de moyens. Ce fut le cas en communication. Impossible d’échapper aux affiches, comme à l’époque de la propagande ! Outre le tintamarre médiatique, tout l’espace public a été réquisitionné, y compris les réseaux sociaux.
Susciter une telle attente ne pouvait que décevoir : « Tout ça pour ça ? », n’a-t-on pas cessé d’entendre. Il y a certainement eu beaucoup de propositions intéressantes, mais mal présentées : des programmations mystère, pas de photos du work in progress (voir une sélection intéressante d’Olivier Corsan du Parisien)… Un parti pris assumé qui a stimulé efficacement la diffusion de rumeurs. Donc le buzz. Tous les ingrédients ont donc bien été réunis pour alimenter les fantasmes, choquer, voire scandaliser, et faire parler.
Enfin, l’ambition était-elle proprement artistique ? Selon Martine d’Anglejan-Chatillon, productrice, c’est « un système plus qu’une œuvre d’art » et « un organisme en constante mutation ». Un système ? Le bilan annonce près de 40 000 visiteurs en trois semaines. On ne connaît pas le taux de satisfaction de « l’expérience client »…
Si le résultat artistique n’a pas toujours été à la hauteur du projet, que DAU a souvent paru mauvais, malsain et nauséabond, il a malgré tout fait couler beaucoup d’encre. Il a au moins eu pour mérite de nous inviter à être attentif et à redoubler de vigilance sur nos facultés de jugement. À force de nous inciter à lâcher prise, à partager jusque notre intimité, on réalise mieux, aussi, la perversité de la soumission volontaire. ¶
Léna Martinelli
DAU, d’Ilya Khrzhanovsky
Théâtre de la Ville • 2, Place du Châtelet • 75001 Paris
Théâtre du Châtelet • 1, Place du Châtelet • 75001 Paris
Centre Pompidou • Place Georges-Pompidou • 75004 Paris
Du 24 janvier au 17 février 2019
De 20 € à 150 €