« Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis », de Jean‑Marie Piemme, Théâtre Sorano à Toulouse

Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis © Gilles Vidal

Attention pièce méchamment populaire…

Par Bénédicte Soula
Les Trois Coups

La création de Sébastien Bournac avait été programmée au Sorano avant même de savoir que ce dernier serait le nouveau directeur du théâtre (à partir de janvier). C’est dire si ce « Dialogue d’un chien avec son maître… » était attendu au tournant. Finalement, le retour en ces lieux d’un vrai théâtre d’acteurs et celui, plus apprécié encore, du comédien Régis Goudot sur les planches du Sorano, est l’avant-goût savoureux d’un menu qu’on a hâte de découvrir.

dialogue-dun-chienC’est l’histoire d’un homme qui vit comme un chien, rongeant son frein dans la solitude d’une caravane. C’est l’histoire d’un chien errant à qui il ne manque plus rien pour être le reflet de l’homme puisqu’il a la parole. Aussi, quand ils se rencontrent, un matin comme un autre, que se disent‑ils ? Des récits d’humanité, bien sûr. D’humanité abîmée, blessée, meurtrie au quotidien par les injustices sociales, les humiliations de classe, les saloperies diverses et variées que seul l’homme est capable de faire subir à son prochain, dédouané par son génie, sa sagesse et son esprit sans égal dans l’univers. Bref, l’homme est un loup pour l’homme, on le savait. Il l’est quelquefois aussi pour le chien, compagnon d’infortune embarqué malgré lui dans la grande marche désespérée du monde.

De ce texte, Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis, on aurait pu craindre du normalien Bournac qu’il ne retienne que l’essence philosophique, se régalant de toutes les références aux Lumières annoncées dans le titre, poussant les murs de la pensée, et jouant au sémiologue fou, excité par tout ce qu’un échange mi-humain mi-canin ouvre comme interprétations gigognes… en oubliant finalement un peu le théâtre.

Il nous prouve ici le contraire. L’espièglerie générale, la légèreté des mots sous l’épaisse noirceur des thèmes abordés (un peu comme chez Caubère, programmé juste avant dans la saison), l’ironie toute belge de l’auteur Jean‑Marie Piemme, gangue nécessaire pour la crasseuse tristesse et la cruauté des personnages, voilà ce qui semble d’abord avoir enchanté le metteur en scène, au point d’offrir à ses acteurs un beau morceau de tragi-comédie, à partager avec le public.

Le retour de Régis

Et le public se délecte. Du personnage de Roger d’abord : portier âgé mal léché, barbu et fagoté, auquel les services sociaux ont retiré sa fillette de 8 ans. Un bel os à ronger pour Régis Goudot, peu coutumier des rôles de vieilles carcasses. Rappelez-vous : Don Juan, Cyrano, Rimbaud ou le Frigo de Copi : que des êtres sautillants, aériens, en mode séduction, bien loin de ce vieux bougon au pas lourd, à la voix rauque, et aux gestes plombés par la lassitude. Il y a quelque chose de touchant, et même de bouleversant, à découvrir le comédien crédible dans ce registre, vieilli pour les besoins du rôle, face à celui qui incarne désormais le « jeune virevoltant ».

Lui s’appelle Ismaël Ruggiero. Il est le cynique nommé Prince, chien philosophe qui dort non dans un tonneau, mais dans des poubelles en laiton. Son jeu, construit en opposition à celui de Me Goudot, nous ramène à toute une tradition du théâtre populaire, réveillant les pirouettes d’un Arlequin facétieux ou les leçons du valet finaud chez Molière. La rencontre des deux est jubilatoire et rappelle le face-à-face Laurent Pérez-François‑Xavier Borrel dans l’Apprenti, déjà mis en scène par Bournac, en 2012. On y goûte le même plaisir des comédiens à se partager un bout de plateau, dans la tendresse d’une amitié naissante, mais aussi dans la détresse d’une altérité encombrante. Car on dira ce qu’on veut : au théâtre comme ailleurs, le jeu a besoin du nous. De sa complicité comme de sa rivalité.

Un théâtre « élisabéthain » tourné vers le public

Et puis, il y a ce masque de chien qu’Ismaël promène avec lui répondant à la livrée de portier de Régis : deux instruments d’un théâtre de tradition fichés dans la plaie d’un texte écrit en 2008. Si l’on y ajoute une pincée de baroque (le lustre au-dessus du canapé défraîchi), un zeste de cinéma années 50 (l’enseigne lumineuse « Home » fixée au chambranle du décor), les séquences d’imitation (Sarkozy, Chirac, pourquoi pas Hollande ?), références à un genre scénique très populaire aujourd’hui, et la bande-son livrée par l’excellent batteur Sébastien Gisberg offrant un goût de métal à cet ensemble entre le paradoxal et le fantaisiste, on obtient ce « théâtre populaire d’aujourd’hui » que Bournac appelle de ses vœux. Un théâtre « élisabéthain » tourné vers le public, mais privilégiant les écritures actuelles, un théâtre dirigé tout entier vers l’acteur mais sensible aux engagements des auteurs. Un théâtre de synthèse entre l’Histoire et le contemporain, qui traite de sujets délicats dans la complicité et pas dans l’affrontement. Et pour l’instant, entre la Danse du diable de Philippe Caubère et ce Dialogue à la sauce Bournac, c’est un sans-faute dans la saison 2015-2016. 

Bénédicte Soula


Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis, de Jean‑Marie Piemme

Cie Tabula rasa • 44, chemin de Hérédia • 31500 Toulouse

07 60 40 04 72

Site : www.tabula-rasa.fr

Courriel : contact@tabula-rasa.com

Mise en scène : Sébastien Bournac

Avec : Régis Goudot, Ismaël Ruggiero, Sébastien Gisbert

Scénographie : Sébastien Bournac

Costumes et masque : Noémie Le Tily

Musique : Sébastien Gisbert

Lumière : Philippe Ferreira

Photo : © Gilles Vidal

https://www.facebook.com/gillesvidalphoto/?fref=ts

Coproduction : Scène nationale d’Albi, Théâtre d’Aurillac

Théâtre Sorano • 35, Jules-Guesde • 31300 Toulouse

– Rocade de Toulouse : sortie no 30 Sept-Deniers

– Métro : ligne B, station Saint-Agne, Saouzelong ou Rangueil + 10 minutes à pied

– Bus : ligne no 1 et no 29, arrêt Jardin-Royal, no 2, arrêt Ozenne, no 10, no 78 et no 80, arrêt Grand-Rond

Réservations : 05 81 91 79 19

www.sorano-julesjulien.toulouse.fr

Du 3 au 7 novembre 2015, à 20 heures du mardi au samedi

Durée : 1 h 45

8 € | 18 €

Dates à suivre en 2016 :

  • Jeudi 7 janvier 2016 à 20 h 30 au Théâtre de Cahors (46)
  • Dimanche 24 à 17 heures et lundi 25 janvier 2016 à 19 heures à Circa Auch (32)
  • Jeudi 4 février 2016 à 20 h 30 à l’espace François-Mitterrand de Figeac (46)
  • Mardi 16 février 2016 à 20 h 45 au Théâtre de la Maison-du-Peuple de Millau (12)

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