Énigmatique, glaçant et vertigineux
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Un homme et une femme dans un salon bourgeois se font face. Il la questionne sur son amant. Ce n’est pas un vaudeville, c’est une pièce de Pinter, frère de Beckett, prix Nobel, grand auteur de théâtre et débusqueur des opacités de l’âme humaine comme lui. Lui, c’est Gérard Desarthe, qui signe aussi une mise en scène au scalpel ; elle, c’est Carole Bouquet. Une heure à la poursuite des fantômes.
C’est peu de dire que la pièce est énigmatique. Dans ce salon moderne et froid, les deux époux, séparés l’un de l’autre par un espace palpable, parlent sans se toucher jamais (ou presque, mais cet adverbe ouvrira une brèche supplémentaire dans cette béance entre eux…). Pas d’accessoire, comme si la vie se résumait au seul whisky que se sert régulièrement Devlin et ce foulard que triture sans arrêt une Rebecca dont, uniquement, les mains révèlent la nervosité.
L’homme est pressant, insistant, inquisiteur : il veut tout savoir sur un évènement particulier de la liaison de Rebecca. Qu’a-t-elle ressenti au juste lorsque l’amant a serré sa gorge ? Quels mouvements exacts ont-ils été faits ? Non qu’il soit jaloux. Juste un juge ou un persécuteur obsessionnel et tatillon. Les réponses de la femme sont allusives, elle élude, elle esquive, ne se souvient plus, puis sans raison ajoute un détail, relançant l’interrogatoire. Ce qu’elle a éprouvé, est-ce peur ou plaisir ? Rien ne transpirera, mais la charge sensuelle à la violence assourdie est dans le dialogue comme dans la pression que met le chasseur sur sa proie. Ce geste prend tant d’importance que Devlin le répétera, le mimera pour se l’approprier, le comprendre de l’intérieur. Et c’est donc le seul moment où Devlin touchera Rebecca.
À peine sommes-nous tentés de déchiffrer la première énigme sur le lien qui unit ces deux êtres que le récit de Rebecca emprunte des chemins de traverse. Elle évoque des souvenirs lointains et douloureux, inquiétants : son amant l’emmenait dans une usine où travaillaient des centaines d’ouvriers, puis sur un quai de gare où il arrachait des enfants des bras de leur mère… Réminiscences qui rappellent alors que le véritable titre de Dispersion est nettement plus éloquent, Ashes to Ashes, symbolisant le retour de la terre à la terre, des cendres aux cendres…
Des wagons de fantômes
Pendant quelque temps, le spectateur peut croire que Rebecca a vécu ces scènes qui font manifestement référence aux trains de déportés. Mais elle est trop jeune pour cela, le décalage temporel rend la chose impossible. Pourquoi ce souvenir récurrent, ce fantasme envahissant ? Ou plutôt, comme le demande Devlin, de quel droit s’approprie-t-elle ainsi une mémoire qui n’est pas la sienne ? À ces questions, nous n’aurons pas de réponse autre que celle que nous propose la biographie de Pinter, confronté dans sa jeunesse à l’antisémitisme qui régnait au Royaume-Uni. Elle suffit.
La gravité de ce sujet, on la sent dans le regard perdu de Carole Bouquet, dans la frénésie de ses mains torturant le foulard, dans sa manière de se mouvoir sur son canapé, comme pour échapper à l’inconfort. Ou dans la bande-son dont le volume, comme des acouphènes, enfle puis diminue… Et aussi dans la brutalité cachée des questions portées par Desarthe ou son agacement perceptible à l’écoute de réponses qui ne lui conviennent pas. Les deux interprètes sont magnifiques, troublants et captivants dans ce jeu incessant et pesant du vrai et du faux, dans cette traque d’une mémoire qui se dérobe et s’invente.
L’heure que dure le spectacle en semble bien davantage, tant l’oppression est prégnante et la tension à la limite du supportable… ¶
Trina Mounier
Dispersion (Ashes to Ashes), de Harold Pinter
Texte français de Mona Thomas
Mise en scène : Gérard Desarthe
Avec : Carole Bouquet et Gérard Desarthe
Assistanat à la mise en scène : Jacques Connort
Dramaturgie : Jean Badin
Décor et costumes : Delphine Brouard
Lumière : Rémi Claude
Son : Jean-Luc Ristord
Photos du spectacle : © Dunnara Meas
Production Théâtre de l’Œuvre et Théâtre Montansier à Versailles
Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon
Tél. 04 72 77 40 00
Du 12 au 24 mai 2015 à 20 heures, le dimanche à 16 heures
Durée : 1 h 5
Tarifs : de 9 € à 35 €