Je n’ai jamais complètement cru à la capacité du théâtre à changer quoi que ce soit du monde. Les lendemains qui chantent et les grands élans de solidarité n’ont jamais éveillé en moi qu’un sourire narquois. Je manque peut-être d’ambition sinon de foi, mais je ne crois pas que l’art nous fédère ni nous améliore vraiment. Il n’apprend rien, au fond, qu’un spectateur ne sache déjà. Et s’il a une force, c’est de n’être pas rassurant.
Ce n’est pas pour autant que le théâtre n’apporte rien, bien sûr. Pourquoi continuerais-je à y passer du temps, sinon ? Il a une vertu, peut-être : d’accroître en nous ce que ce Spinoza appellerait notre « surface d’affection », une qualité sensible, nous invitant à reconnaître dans la représentation d’autrui la cause même de nos déterminations. Une fragilité, nos impuissances. J’aime ainsi qu’il me rende résolument douteux, aujourd’hui plus que jamais.
De l’expérience de la quarantaine, de la maladie ou de la mort, je crois en effet que nous n’apprendrons rien. Nous n’en sortirons pas meilleurs. L’ampleur de l’événement ne fera que renforcer mon scepticisme. Mais le théâtre et l’art peuvent aider à donner une figure acceptable à ce dernier, à le sortir de l’informe et à le distinguer de la tristesse ou de la dépression.
Je continue donc à profiter depuis mon canapé des captations rendues disponibles, en si grand nombre – quelle joie ! Parmi elles, l’une a répondu à ce programme critique et à cette inclination peu sûre : Mozart, dont le Requiem inachevé a inspiré à Romeo Castellucci une ferveur baroque, à Aix-en-Provence, l’été dernier. Dans ce théâtre des vanités, tout passe et meurt – la nature, les peuples, les langues, l’art –, inscrit sur un « grand rouleau » qui lui-même se défait, en se déroulant : la scène, comme une vie en abrégé.
Par un tour de passe-passe dramaturgique, le metteur en scène italien renvoie d’un geste enthousiaste, lors d’un ultime tableau, le chaos à l’origine. Son Requiem, orchestré par le chef Raphaël Pichon et une quarantaine de chanteurs, ne célèbre pas un monde défunt, mais son inconsistance fondamentale. Arte.fr nous offre de revoir cette ode sépulcrale et gaie, qui requiert tout l’univers pour brosser « l’Atlas des grandes extinctions ». Voyez donc : le monde est incertain, et le théâtre n’arrange rien ? Tant mieux ! ¶
Cédric Enjalbert
Requiem, de Mozart
Mise en scène : Romeo Castellucci
Direction : Raphaël Pichon
Orchestre et chœur : Ensemble Pygmalion
Spectacle crée au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, du 3 au 10 juillet 2019. Visible du sur Arte.tv jusqu’au 9 mai 2020.
Durée : 1h39