« Élisabeth II », de Thomas Bernhard, Célestins, Théâtre de Lyon

Élisabeth II © Marianne Grimont

Denis Lavant, quel acteur !

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Voici un spectacle dont on ne sort pas indemne. « Élisabeth II », avant-dernière pièce mal connue de Thomas Bernhard vous fait entendre plus de deux heures durant le rire féroce d’un auteur à la lucidité tragique à travers l’interprétation rageuse, puissante et éblouissante de Denis Lavant.

Au début du spectacle, nous sommes assaillis par le fracas du monde, puis transportés dans les loges grâce à une caméra qui nous montre en gros plan les métamorphoses en train de s’opérer par les soins de la maquilleuse sur le visage de Denis Lavant. Il y a de quoi faire, il est vrai, malgré la trogne spectaculaire de l’acteur, pour le transformer en vieillard édenté et bigleux. Les détails sont minutieusement composés, des lèvres aspirées par une cavité buccale vide à son habillage par un dentier difficile à placer… Paradoxalement, c’est donc par la voie d’un film que nous entrons de plain-pied dans le théâtre. Mais c’est aussi en masquant / démasquant la réalité physique du grand âge qu’Aurore Fattier met ses pas dans ceux de Thomas Bernhard : pas question d’édulcorer, pas de concession au politiquement correct !

Lorsque l’écran disparaît, nous sommes dans un immense salon très « tendance » : hauts murs gris perle, pratiquement aucun meuble, juste une très grande fenêtre au lointain. Cette pièce de dimensions impressionnantes se révèle un couloir, un hall, un lieu de passage. Nous découvrirons bientôt qu’il est situé en plein centre de Vienne, que cette fenêtre ouvre sur la célèbre Ringstrasse où défilèrent en leur temps les escadrons hitlériens…

Encore et toujours le maître et l’esclave

Ici règne Herrenstein, autrefois grand magnat de l’industrie, aujourd’hui cloué sur une chaise roulante, dépendant des autres pour tout, en colère contre le monde entier, méprisant ses semblables, détestant tous les hommes, scrutant leurs faiblesses, leurs appétits et leur vulgarité sous les ors. Enfin, règne est un bien grand mot quand on est à ce point impuissant ! Que reste-t-il comme plaisir à part se moquer de son majordome ou maltraiter sa gouvernante ? La musique peut-être, ou la littérature… mais l’interprétation de Chopin par Mlle Zallinger, la gouvernante, ne lui attire que des quolibets, et le Burgtheater, ancien repaire de nazis, ne comprend plus rien à Goethe.

En fait, pour l’instant, Herrenstein attend. Il attend et redoute l’invasion de sa maison par la quarantaine de bourgeois invités (et imposés) par son neveu à l’occasion de la venue d’Élisabeth II. Bourgeois honnis, reine qui n’apparaîtra qu’à l’épilogue, une vraie godiche dans un décor de fin du monde, et surtout neveu arrogant et tyrannique qui, à son tour, fait de Herrenstein son valet.

Minuscule, tassé sur lui-même, écrasé par ce décor géant, Herrenstein pérore, hurle, jacasse, ressasse, déblatère, insulte, éructe. Sans relâche. Quand il ne crache pas, ne se racle pas la gorge, avec un mépris souverain pour ses domestiques qui peuvent tout entendre des bruits de son corps. Deux heures vingt sans presque aucune interruption, Denis Lavant tient la scène et le public au col avec un long monologue répétitif, ponctué seulement de borborygmes et de questions à ses deux souffre-douleur dont la seule réponse attendue est : « Naturellement ». Leur absence de repartie, prévisible et escomptée, reçoit en retour haussement d’épaules et ricanements. Devant Herrenstein, Alexandre Trocki – en Richard hiératique – et Delphine Bibet – en Mlle Zallinger au corps cadenassé dans un corset moral – sont tout simplement justes et incroyablement présents. Or, faire face à Denis Lavant, ce n’est pas une mince affaire : incroyable acteur à l’énergie peu commune, à la mémoire sans faille, à la diction parfaite, au jeu captivant, au texte-fleuve, il pouvait tout emporter sur son passage.

La vieillesse, l’impuissance et la mort

On ne peut s’empêcher d’être saisi par l’évocation du personnage de Hamm, comme lui aveugle, paralysé et tyrannique dans Fin de partie, d’autant que le majordome Richard, long échalas condamné à rester debout à côté de lui à l’écouter, renvoie à Clov dont les jambes ne sont que douleur. Quant à leur relation, installée dans une durée proche de l’éternité, elle est aussi ambiguë chez Bernhard que chez Beckett. Derrière eux, dans ce grand couloir qui joue l’unité de lieu, tout un monde en miniature passe en courant : dans un sens, les petites bonnes idiotes et contrefaites ; dans l’autre, les invités du neveu, parlant haut, s’esclaffant bruyamment, manifestement avinés. De vraies caricatures à la Daumier.

On retrouve dans cette pièce toutes les têtes de Turc de Thomas Bernhard : bourgeoisie vulgaire et ignorante, humanité désespérante, nazis toujours présents dans les âmes, relations maître / esclave prédominantes ; mais aussi toutes ses angoisses comme cette vieillesse dégoûtante synonyme de délabrement et d’impuissance.

La mise en scène d’Aurore Fattier, intelligente, efficace, inventive (les inclusions vidéo sont une réussite) en souligne à la fois les lignes de force et les paradoxes – éloge de la fragilité, tendresse pour ces méchants qui, eux au moins, ne sont pas hypocrites mais avant tout des êtres qui souffrent. Une tendresse élégante, pudique, cachée sous le masque ricanant du crachat. Cette jeune metteuse en scène qui n’en est pas à son coup d’essai montre ici tout son talent de direction d’acteurs. Elle n’a pas dit son dernier mot, suivons-la… 

Trina Mounier


Élisabeth II, de Thomas Bernhard

Mise en scène : Aurore Fattier

Traduction : Claude Porcell

Le texte est publié chez L’Arche éditeur

Avec : Delphine Bibet, Jean‑Pierre Baudson, Véronique Dumont, Michel Jurowicz, Denis Lavant, François Sikivie, Alexandre Trocki

Assistant à la mise en scène : Ledicia Garcia

Dramaturgie, collaboration artistique : Sébastien Monfè

Scénographie : Valérie Jung

Créateur lumière : Simon Siegmann

Créateurs son : Brice Cannavo, Jean‑Maël Guyot

Créateur vidéo : Vincent Pinckaers

Créateur masques, maquillage : Zaza da Fonseca

Créateur costumes : Prunelle Rulens dit Rosier

Assistanat tournage : Lara Ceulemans

Construction du décor : les ateliers du Théâtre national de la Communauté française de Belgique

Photo : © Marianne Grimont

Production déléguée : Théâtre de Namur

Coproduction : Théâtre de Namur, Théâtre de Liège, Théâtre Varia-centre dramatique de Bruxelles, Manège.Mons-centre dramatique et la Fondation Mons 2015, Solarium asbl, Théâtre national de la Communauté française de Belgique-Bruxelles, Printemps des comédiens

Ce spectacle a obtenu l’aide de la Communauté française de Belgique

Célestins, Théâtre de Lyon • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon

04 72 77 40 40

www.celestins-lyon.org

Du 5 au 9 janvier 2016 à 20 heures

Durée : 2 h 20

De 9 € à 36 €

Tournée :

  • Domaine d’O à Montpellier les 12 et 13 janvier 2016
  • Sortie ouest à Béziers les 15 et 16 janvier 2016
  • Théâtre du Gymnase à Marseille du 19 au 23 janvier
  • Manège.mons du 27 au 29 janvier 2016

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