Thérapie de choc
Florence Douroux
Les Trois Coups
Après « Réparer les vivants » et « Article 353 du code Pénal », Emmanuel Noblet adapte et met en scène avec le même talent « Encore une journée divine » de Denis Michelis. Entre farce tragique et thriller psychologique, la pièce montre l’engrenage vers la folie d’un thérapeute qui ne voulait pas soigner comme tout le monde. Robert est incarné par François Cluzet, dont c’est le retour sur scène.
Ce quatrième roman de Denis Michelis est l’histoire d’un renversement. Un thérapeute et essayiste de renom est interné dans un hôpital psychiatrique. Croyant faire figure d’exception à Sainte-Marthe avec tout au plus « une petite dépression hivernale », celui-ci déverse une verve implacable sur le Docteur et Madame l’Infirmière qui lui rendent visite tous les jours. Il fait les questions et les réponses, manie un humour acide et se dévoile petit à petit.
En lutte contre la complexité du monde, Robert clame haut et fort qu’il a trouvé la solution radicale aux tracas de chacun, méthode exposée dans son livre « Changer le monde », dont il ne cesse de vanter le succès « interplanétaire ». « Stressé ? Supprimez la source de stress / En conflit avec l’autre ? Supprimez l’autre / Avec vous-même ? Vous savez ce qu’il vous reste à faire ». Une pensée simple, un langage simple, sans fioritures inutiles. « À mort les symboles, à mort les images, à mort les métaphores à la mords-moi-le-nœud, les sens cachées, l’ironie ». Évidemment, Robert ne s’est pas contenté d’inciter sans ambages. Il est passé à l’action.
Peu à peu, on reconstitue le puzzle de son propre drame. Le mépris des parents, l’arrogance de son frère Honoré, qui a épousé Windy, femme aimée au-delà de la raison. Lorsqu’Honoré, professeur de voile, se noie sous ses yeux, heurté par la bôme d’un catamaran, Robert a-t-il tendu la main ? Bien que « dévasté comme un champ de coquelicot après la grêle », il courtise sa femme « très en beauté dans une robe noire près du corps », le jour même de l’enterrement, avant de cogner à sa porte en hurlant ses sentiments. Il sombre.
Jusqu’au dernier jour
« Encore une journée divine », ce sont les mots qui ouvrent la pièce Oh les beaux jours de Beckett, dans la bouche de Winnie. Une référence directe à Beckett, rappelée par la résonnance du prénom « Windy ». Tandis que Winnie s’enfonce lentement dans un gigantesque mamelon, égratignée par la vieillesse qui arrive, Robert, lui, est progressivement gangréné par la folie. L’un et l’autre, entravés, n’ont plus que la parole pour s’émerveiller de la journée à venir et résister à l’ensevelissement, jusqu’à l’effacement définitif.
Emmanuel Noblet a souligné toute la force de cette lente dérive dans une adaptation particulièrement réussie qui préserve avec soin le mystère de l’intrigue. Il fait émerger dans toute sa subtilité la longue confession d’un beau parleur qui s’enferre dans le langage, outil de manipulation et de perdition. Les douleurs personnelles affleurent à la surface, tandis que fusent, acerbes, les critiques contre les méthodes psychiatriques. La pièce est forte. Remaniée de main de maître, avec d’invisibles coutures, elle a, sur scène, un rythme impeccable.
Espace mental
Aussi simple que judicieuse, la scénographie suggère immédiatement l’espace mental et l’enfermement, en délimitant le « dedans-dehors » avec soin. Ce qui attire le regard ici, ce n’est pas la chambre d’hôpital, peu réaliste et sommairement meublée, mais les deux ouvertures se découpant dans le fond, de tailles significativement différentes. La plus étroite marque le seuil verrouillé d’un extérieur interdit, alors que la seconde, plus large et sans porte, laisse un libre accès. La transparence des murs jusqu’à hauteur de taille permet une vision partielle des alentours de la « chambre ». Ainsi cernée, celle-ci apparaît, au centre, au cœur, comme le for intérieur du thérapeute interné. Le comédien y entre, y sort, c’est la seule liberté de Robert, l’unique va-et-vient possible.
François Cluzet attaque tout de go ce dialogue à une voix, frontalement, face au public qui prend la place du médecin et de l’infirmière. « Et pour répondre à votre question, sachez Docteur, que je me porte comme un charme. Je n’ai pas de mélancolie ni de tristesse lorsque le soleil brille (…) ». On donnerait le bon dieu sans confession à cet homme-là, qui écoute avec bonheur l’Aria des Variations Goldberg et se réjouit d’une belle journée.
Double jeu, double je
Le comédien manie avec dextérité le registre du séisme affectif, jouant à fond la carte de l’ambiguïté. Coupable ou innocent, il incarne cette double-face avec une indéniable aisance, jouant sur la frontière ténue qui sépare la lucidité de la folie. Tour à tour cynique ou fragile, François Cluzet est habile à manier le coq à l’âne du discours de son personnage dérangé-dérangeant, ses ruptures de ton et d’intention, ses brusques changements de cap. Ni tout miel, ni tout fiel, empruntant à l’un et à l’autre. Le savoir-faire est évident, mais on aimerait peut-être ce rôle exigeant encore plus habité.
Peu à peu, l’arrogance et la superbe du personnage s’estompent, le ton sarcastique cède devant la détresse, alors que l’enfermement se resserre. Il n’y a plus d’issue, comme chez Camus, comme chez Beckett pour Winnie. Les deux carcasses de lit adossées l’une à l’autre, sous lequel le comédien vient se prostrer, achèvent cet engloutissement. Double jeu et double je, Robert, à sa façon, s’est noyé. Comme son frère.
Florence Douroux
Encore une journée divine, de Denis Michelis
Le texte est édité aux éditions Noir sur Blanc
Mise en scène : Emmanuel Noblet
Avec : François Cluzet
Durée : 1 h 40
Théâtre des Bouffes Parisiens • 4, rue Monsigny • 75002 Paris
Du 25 janvier au 18 avril 2025, du mercredi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 16 heures, relâche lundi et mardi
Tarifs : de 15 € à 67,50 €
Réservations : Billetterie en ligne • Tel. : 01 42 96 92 32
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Article 353 du Code pénal, Tanguy Viel, Emmanuel Noblet, par Trina Mounier
☛ Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, Emmanuel Noblet, par Léna Martinelli
Photos : © Jean-Louis Fernandez