« Le théâtre comme maison pour tous »
Par Corinne François-Denève
Les Trois Coups
« Comment transformer “Antigone” en chœur ukrainien ? Comment évoquer nos révolutions contemporaines à travers un auteur portugais et une auteur allemande ? » L’éditorial de Cécile Marie, au début de la plaquette de saison du Théâtre Paul-Éluard de Choisy‑le‑Roi, donnait déjà le la. Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que le théâtre est récemment devenu la première « scène conventionnée pour la diversité linguistique ». Cette reconnaissance décernée par le ministère de la Culture, et à ce jour unique en France, vient récompenser le travail mené depuis cinq ans par Cécile Marie et son équipe. Entretien, dans une France qui ne cesse de se questionner sur son « multiculturalisme ».
Depuis votre arrivée dans ce lieu, vous avez choisi d’axer votre programmation sur la diversité linguistique, bien avant l’obtention de ce label. Pourquoi ce choix ?
Lorsque je suis arrivée à Choisy‑le‑Roi, je venais d’un territoire plutôt rural, le Limousin. J’ai fait le choix d’habiter la ville, car on me confiait, précisément, la gestion d’un théâtre de ville. Et j’ai tout de suite été frappée par la diversité des populations, par les nombreuses langues que l’on y entendait. Je voulais que les habitants de cette ville entrent dans leur théâtre, avec les deux, trois langues qui sont les leurs : la diversité linguistique s’est imposée tout naturellement.
Cette « diversité linguistique », comment se traduit-elle concrètement dans votre programmation ?
Il s’agit d’accueillir des spectacles où peuvent cohabiter plusieurs langues, qui se disent sur scène, ou par le biais du surtitrage. Nous sommes coproducteurs, nous accueillons des résidences, nous accompagnons les artistes, français ou étrangers – des Français qui vont jouer à l’étranger, des étrangers qui viennent jouer en France. Je tiens quand même à dire que jamais l’aspect « diversité linguistique » d’un projet ne prend le pas sur la qualité artistique. Cette exigence fait d’ailleurs que, parfois, nous portons des spectacles auxquels nous croyons, même s’ils ne mettent pas en avant, de façon exhibée, la diversité linguistique. Mais un spectacle qui, par opportunisme, intégrerait simplement ce mot dans son cahier des charges ne serait pas retenu par nous. Cet accueil de l’étranger a aussi, d’ailleurs, des conséquences artistiques. Le postcolonialisme nous a habitués à décentrer notre regard : il en va de même pour le spectacle vivant. Les Français ont souvent tendance à être tournés vers eux-mêmes, ou à ne se penser que dans des catégories prédéterminées. À l’étranger, on ne clive pas autant. Les arts plastiques se mélangent au théâtre, à la danse. La diversité linguistique ouvre, déplace aussi l’inspiration.
Avez-vous des partenaires privilégiés ?
Nous travaillons avec les Instituts français, mais nous n’avons pas de lien formel avec des institutions spécifiques. Nous avons été partenaires, entre autres, avec l’Opéra d’Hanoi, les Théâtres Monnot de Beyrouth ou Dourova de Moscou. Les propositions, de fait, viennent souvent des artistes. Nous avons des habitudes de travail avec des artistes qui reviennent depuis quelques années chez nous : Laurent Bazin, Frédéric Sonntag, Anne Monfort, Sylviane Fortuny…
Est-il difficile de faire venir le public ? Ce public « multilingue », justement ? Et le surtitrage, la coprésence de deux langues sur scène peuvent être des obstacles à un public français souvent réticent à ces pratiques ?
Il y a des spectacles plus accessibles que d’autres, comme la danse, où le corps vient relayer la parole. Une autre source d’inspiration, ce sont les spectacles jeune public. Les enfants n’ont pas les barrières des adultes : ils sont plus ouverts, leur imaginaire leur permet de combler les lacunes de compréhension, et le visuel vient souvent à la rescousse. Ces enfants amènent d’ailleurs souvent leurs parents, des primo-arrivants qui viennent parfois pour la première fois au théâtre. Il y a donc aussi une mission éducative et citoyenne dans nos projets. Et l’action culturelle occupe évidemment une place de choix. Le contact avec le public est donc autre. Nous voulons nous adresser à un public polyglotte, et cherchons les moyens de le faire. Je veux prendre en compte « l’autre », et questionner pratiquement le « vivre-ensemble ». S’adresser à l’autre, en effet, dans sa langue, c’est important. Pourquoi John Kerry a-t-il choisi de s’adresser en français aux Parisiens, après les attentats de Charlie ? C’était symboliquement très fort. Et pour la présentation de saison, nous avons réalisé un film qui montrait comment on souhaitait la bienvenue, par des gestes, dans des cultures différentes.
À ce propos, les évènements récents vous incitent-ils à évoquer l’actualité dans votre théâtre, pour la saison prochaine, par exemple ? La notion de « diversité linguistique » pourrait avoir une résonance tout à fait particulière dans le contexte actuel.
Je n’en ai pas vraiment envie. Parler des attentats ? De ces jeunes gens manipulés ? Ce n’est pas l’image que j’ai de cette banlieue où je vis. Je n’y vois, moi, que mouvements, associations qui travaillent ensemble. C’est cela que je veux souligner. Je ne veux montrer que les belles choses.
Vous évoquiez le surtitrage, l’accompagnement des artistes français qui voudraient « s’exporter » « à l’international ». Le Théâtre Paul-Éluard est donc devenu, en quelque mesure, une sorte de « centre de ressources » pour qui voudrait se former à cela ?
Nous travaillons en effet souvent avec des compagnies qui aimeraient aller jouer à l’étranger et qui se demandent par exemple comment surtitrer. Il est évident qu’on ne peut tout surtitrer, qu’il faut trouver des parades, des façons de compenser. Observer le travail des artistes belges est en ce sens fascinant. Ils ont habitude de se mouvoir en deux langues. Il n’y a pas que le surtitrage, d’ailleurs. Il s’agit aussi pour les artistes de penser une scénographie moins « franco-française ». Nous sommes une sorte de laboratoire, nous expérimentons. Mais oui, nous voudrions sans doute développer ici un pendant plus pédagogique. De plus en plus d’apprentis comédiens français aimeraient jouer en anglais, et doivent se former à cela.
Quel serait votre idéal ultime, pour ce lieu ?
Sans doute en faire une sorte de « maison pour tous ». Que ce théâtre soit un lieu ouvert, déjà sur de longues plages horaires, et qu’il soit surtout accessible à tous. Qu’il propose par exemple, aussi, un laboratoire de langues. Ou qu’on y ait la possibilité de travailler la langue par le théâtre. Nous travaillons déjà avec des associations. J’aimerais surtout que ce théâtre soit vu comme un espace d’accueil, éminemment convivial. Ce que fait le Centquatre, en ce sens, est formidable. On peut imaginer qu’il soit aussi un endroit solidaire. Nous avons déjà des liens avec les entreprises sur leur responsabilité sociétale. Et d’ailleurs, quand bien même sa logique est d’être solidement ancré sur un territoire multiple, riche, divers, le théâtre de Choisy, de par sa spécificité, accueille du public bien au-delà de ses frontières. ¶
Propos recueillis par
Corinne François-Denève
Théâtre-Cinéma Paul-Éluard de Choisy-le-Roi • scène conventionnée pour la diversité linguistique / salle classée Art et Essai / label Jeune Public • 4, avenue de Villeneuve-Saint-Georges • 94600 Choisy-le-Roi
Tél. 01 48 90 89 79
Site : http://theatrecinemachoisy.fr