Entretien avec Dominique Thiel, réalisateur, à propos de la captation du spectacle « Architecture » de Pascal Rambert au Festival d’Avignon

Dominique-Thiel

La seconde vie d’« Architecture »

Par Salomé Baumgartner
Les Trois Coups

Dominique Thiel est réalisateur. On lui doit notamment la captation d’ « Architecture » de Pascal Rambert, filmée en direct pour l’ouverture de l’édition 2019 du Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur. Depuis mi-mars, elle est disponible en ligne. Lumière sur cet artiste de l’ombre.

Vous avez eu l’honneur de filmer « Architecture » dans le Palais des Papes, à l’occasion de l’ouverture du dernier Festival d’Avignon.

Je travaille depuis longtemps avec La Compagnie des Indes, société de production et France Télévisions sur des captations de spectacles. Lorsque ce projet a vu le jour, ils m’ont renouvelé leur confiance, probablement parce que mon approche artistique les satisfait, que je pratique régulièrement le direct et que j’avais l’expérience du lieu.

Vous avez rencontré des difficultés particulières ?

Architecture était une production imposante. Trois heures et demie de spectacle, neuf comédiens omniprésents sur un plateau de 40 mètres d’ouverture devant 2 000 spectateurs, cela implique un dispositif lourd. La principale contrainte, c’est d’arriver à définir les moyens techniques nécessaires pour bien filmer le spectacle, tout en faisant en sorte de ne pas trop pénaliser les spectateurs dans la salle, voire de couper les comédiens de leur public.

Architecture-Pascal-Rambert-Dominique-Thiel-Compagnie-des-Indes

J’avais dix caméras et une équipe importante. Ce qu’on peut faire dans un théâtre à l’italienne en mettant les caméras au fond de la salle, on ne peut pas le faire dans la Cour. Les gradins montent très vite, en haut ; l’axe est trop en plongée et on perd les regards des comédiens. Il faut être à hauteur de leur regard, donc plus près de la scène. Et chaque caméra installée dans les gradins mobilise une dizaine de places. La réflexion sur la définition d’un dispositif technique pertinent est donc primordiale.

Comment réussissez-vous à retranscrire en direct une pièce de théâtre, avec un montage et des effets de réalisation, sans vous éloigner de la proposition artistique d’origine ?

Quand on filme un spectacle, on a forcément une approche purement subjective. Je m’impose de restituer le plus fidèlement possible les intentions du metteur en scène, tout en essayant de magnifier le travail des acteurs. Il faut qu’on comprenne le texte, les relations qui existent entre les comédiens, les émotions qu’ils ressentent ou cherchent à faire ressentir. Il faut qu’on comprenne la mise en scène. Il faut faire vivre le lieu.

Pour essayer d’y parvenir, avant un direct, il y a une intense et minutieuse préparation. Architecture est une création de Pascal Rambert qui a été présentée pour la première fois à Avignon. Jusqu’à la première, le spectacle était en constante évolution. Quand on filme une pièce qui est l’affiche depuis plusieurs mois, on a le temps de préparer le tournage. Là, il faut aller très vite. On a d’ailleurs découvert le spectacle peu de temps avant le tournage.

Mes deux scriptes et moi avons assisté et filmé régulièrement les répétitions qui avaient lieu le soir. Pendant la journée, on disséquait le spectacle, scène par scène, acte par acte, pour rédiger ce qu’on appelle un découpage. En direct, on n’a pas le temps de se poser de questions. Tous les plans que vous voyez à l’écran sont écrits et prévus.

Deux jours avant, j’ai réuni mon équipe de cadreurs et avec mes deux scriptes, nous leur avons expliqué ce que l’on attendait d’eux. Le soir même, ils ont assisté à une représentation. Le lendemain, on a tourné une première fois, et le jour de la retransmission, avant le tournage, on a encore affiné tous ensemble notre préparation.

Chacun a son rôle. Les cadreurs sont dans la Cour ; d’autres, tels que ceux qui gèrent la prise de son, le réglage des caméras ou mes scriptes et moi, sommes dans un car-régie. Ce semi-remorque, installé à une centaine de mètres du lieu, était le nœud central du dispositif. Tout est parti de là.

Pour ce qui est de ma partie de mise en images, on pourrait comparer le travail que nous faisons, mes scriptes et moi, à celui d’un chef d’orchestre. Devant son conducteur, il dirige ses musiciens (mes cadreurs !) qui interprètent chacun une partition très précise. En revanche, quand les scènes sont installées, il peut y avoir une part d’improvisation et je peux m’éloigner du découpage. Et il y a les aléas du direct, qu’il faut parfois gérer…

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© Compagnie des Indes

Quelle a été votre relation avec Pascal Rambert ?

C’était ma première collaboration avec Pascal Rambert. J’avais eu l’occasion d’assister à certains de ses spectacles, mais je n’avais jamais eu la chance de travailler avec lui. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il m’a tout de suite mis en confiance, ce dont je le remercie. Il m’a dit : « Tu as carte blanche, c’est ton œil, ton regard, tu fais ce que tu veux. » Peut-être aussi m’a-t-il plus facilement accordé sa confiance parce que j’avais déjà filmé des mises en scène de Denis Podalydès et d’Arthur Nauzyciel, qui faisaient partie de la troupe. J’avais également filmé nombre de comédiens d’Architecture, dont Jacques Weber, très récemment.

Pascal Rambert était très pris par sa création, mais il y avait quand même un échange entre nous pendant les répétitions, quand j’avais des interrogations à propos de certaines de ses intentions, mais aussi pour certains ajustements. À un moment de la pièce, par exemple, Jacques Weber et Marie-Sophie Ferdane jouent une scène totalement dans le noir. Elle est en fauteuil roulant, et ils font l’amour avec les mots, en se souvenant du passé. Pour moi, une minute trente de noir complet à l’écran est impossible ! Donc, nous avons dû trouver des solutions : les jours où la représentation était filmée, Pascal a accepté de modifier la lumière du spectacle et nous a accordé la possibilité d’éclairer cette scène. Nous avons trouvé un compromis en éclairant faiblement les comédiens, ce qui ne dénaturait pas son intention d’origine. Il était content du résultat final.

Apportez-vous des clefs de compréhension ?

Capter toutes les subtilités de la mise en scène est parfois difficile, surtout lorsqu’on ne voit qu’une seule représentation. Quand le spectacle est filmé, tout peut devenir clair. Il s’agit de faire vivre la moindre expression et de donner au téléspectateur des clés de compréhension supplémentaires.

Certes, faire des choix subjectifs peut parfois occulter ce qui se passe ailleurs sur le plateau, mais si ces partis pris servent le jeu et les intentions de mise en scène, ils participent au récit et confèrent à l’œuvre filmée son originalité et sa force.

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En traquant par des plans rapprochés les visages des acteurs, en étant à l’affût de la moindre expression, du moindre geste, il devient possible de faire voir au téléspectateur ce qu’il ne voit pas toujours lors de la représentation publique : la subtilité du jeu de l’artiste et celle de la mise en scène.

La Cour d’Honneur est une arène immense. Par exemple, à un moment, Stan et Jacques ont un tête-à-tête pendant lequel des vérités douloureuses sont assénées. Jacques retient difficilement ses larmes, mais ceux au-dessus du dixième rang ne le voient pas. Des gens qui avaient vu la pièce dans la Cour l’ont découvert dans le programme filmé. La dimension qu’apporte la proximité avec les comédiens est essentielle.

Si filmer une pièce doit restituer au mieux une mise en scène, la réalisation est aussi une création, non ?

C’est forcément une création. C’est un film sur un spectacle, c’est donc un autre objet. Il y a cette part de subjectivité. Je retranscris ma vision du spectacle, mais en essayant d’y apporter une approche cinématographique, une dimension supplémentaire : la proximité, les points de vue, le mouvement.

Pour le point de vue, le choix du meilleur angle, instantané, offre au téléspectateur ce que le spectateur assis dans les gradins ne voit pas forcément. Pour créer le mouvement, mais aussi pour faire vivre le lieu, j’ai également installé deux caméras très mobiles. L’une était montée sur un travelling longeant la scène et la deuxième sur une grue équipée d’un bras télescopique côté jardin de la scène. Cet axe n’existait pas pour le spectateur de la Cour ; il créait une rupture avec la vision frontale. Cette caméra permettait à la fois de frôler les comédiens, en étant vraiment sur le plateau, d’apporter le mouvement, grâce à ses envolées, et de filmer ce plateau si particulier, accolé à ce mur vertigineux. 

Pourquoi avoir choisi de réaliser des captations ?

Je ne pensais pas forcément devenir réalisateur spécialisé dans la captation de spectacles. C’est une question de rencontres, d’opportunités professionnelles, de chemins qu’on croise. C’est vrai que ce métier peut devenir une spécialité. Un jour, on vous confie la réalisation d’un programme, ça se passe bien, alors on vous propose de recommencer !

Opéra, théâtre, cirque, danse, j’ai aussi filmé d’autres formes de spectacle vivant. J’aime filmer les artistes et ce sont toujours des rencontres extrêmement riches. Mais je crois qu’avant tout, ce qui a motivé ce choix, c’est mon goût pour le spectacle. Avant d’en filmer, j’aimais aller voir des spectacles. Maintenant que je les filme ou qu’ils sont filmés, je suis heureux qu’il y en ait une mémoire. 

Propos recueillis par
Salomé Baumgartner


Architecture, de Pascal Rambert et filmé par Dominique Thiel

Durée : 3 h 34

Teaser

Dans le cadre du Festival d’Avignon

Disponible gratuitement en ligne ici

À découvrir sur Les Trois Coups :

Architecture, de Pascal Rambert,  Cour d’Honneur, à Avignon, par Lorène de Bonnay

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