« Faire dialoguer la pièce et son auteur avec les spectateurs d’aujourd’hui »
Par Juliette Nadal
Les Trois Coups
Depuis 2015, Lorraine de Sagazan explore avec sa compagnie La Brèche les moyens d’une rencontre entre les œuvres, les spectateurs et les comédiens par la recherche d’un jeu très incarné, où réel et fiction fusionnent. Sa dernière création se déroule à l’École nationale des arts et techniques du théâtre (ENSATT) à Lyon, dans le cadre des Nuits de Fourvière.
Vous créez votre troisième spectacle. Quelle place tient « l’Absence de père », d’après « Platonov » dans votre parcours artistique ?
La Brèche est une jeune compagnie née en 2015, qui a déjà créé Démons de Lars Norén et Une maison de poupée d’Ibsen. À chaque fois, nous nous sommes demandé comment raconter les êtres à travers les histoires intimes, et, à travers ces histoires intimes, comment accéder à une échelle plus large, sociétale.
Que ce soit Norén, Ibsen ou Tchekhov, ces auteurs permettent le réalisme. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller du réel à la fiction, et aussi de voir comment la fiction éclabousse nos vies. Je cherche à créer un trouble entre le réel et la fiction. Je cherche précisément à capter cette sensation de proximité entre le réel et la fiction. Dans chacun des spectacles, il y a donc beaucoup d’improvisations et d’incursions du réel. Pour l’Absence de père, nous avons travaillé sur l’héritage. Nous avons questionné nos pères. Pendant les répétitions, j’ai demandé au groupe de raconter des souvenirs qui ont laissé des traces. Il s’agit de comprendre Tchekhov à travers nos vies. Pour moi, comme le disait Tchekhov, je ne fais pas de politique, mais je veux dire aux gens : « voyez comme vous vivez mal ».
Cette pièce est une adaptation de Platonov. Pourquoi adapter cette œuvre russe du XIXe siècle ?
La question de l’adaptation est délicate en France, où le texte est sacralisé. Il n’y a pas cette gêne ailleurs, où on se sent beaucoup plus libre par rapport à l’œuvre d’origine. Nous avons retravaillé la pièce, mais en fait, c’est toujours dans le souci de respecter son sens, la démarche de l’auteur, ce qu’il a voulu dire.
Au cours du travail, je considère les débordements, les accidents qui arrivent en répétition comme un moyen d’y accéder. Je fais des montages, des collages. Cela me paraît essentiel, surtout quand on monte un texte d’une autre époque et écrit dans une autre langue. Il ne faut pas de dogmatisme. Pour moi, le théâtre est essentiellement une rencontre, un moyen de rencontrer la sensibilité des autres. Ce qui fonde mon travail, c’est de rechercher comment faire dialoguer la pièce et son auteur avec les spectateurs d’aujourd’hui.
Comment avez-vous donc procédé pour adapter Platonov ?
Platonov est une œuvre de jeunesse. C’est un texte brouillon, inachevé, que Tchekhov a tenu caché. Il manque des pages, il y a des incohérences. Mais son intérêt, justement, c’est sa forme déconstruite, son mouvement. C’est comme un puzzle, un matériau riche qui se prête bien à l’adaptation.
On a fait des coupes : dans le texte original, il y a vingt-quatre personnages et, si on montait la pièce telle quelle, elle durerait six heures. On a enlevé les événements qui faisaient allusion à ce qui précède la Révolution russe, car cela mettrait de la distance entre les spectateurs et la pièce, rendrait impossible l’identification du spectateur. On a donc transposé pour que le spectateur voie des références au monde contemporain. On ne va pas au théâtre pour lire une œuvre, mais pour voir un regard qui s’en empare et qui la creuse. C’est aussi une façon de se découvrir artistiquement. On a aussi fait des ajouts, avec ce qu’ont apporté les comédiens au cours d’improvisations. Des personnages ont fusionné, d’autres ont disparu, ce qui a nécessité de réécrire certaines parties pour garder la cohérence.
Comment la scénographie est-elle arrivée dans le travail ?
La scénographie s’invente au fur et à mesure des répétitions. Au départ, il y a la pièce et les acteurs. Pour autant, concernant l’espace, je recherche toujours la proximité maximale avec les spectateurs, pour qu’ils voient le processus, comment la fiction prend vie, devient réelle. Pour l’Absence de père, le dispositif est quadrifrontal, c’est-à-dire que l’espace de jeu est comme une arène dans laquelle jouent les comédiens. Ils sont entourés, vus de tous côtés.
Pour le reste, l’espace s’organise selon différentes pièces d’une maison. La maison, essentielle chez Tchekhov, représente l’héritage, un héritage qui se dissout. J’ai donc voulu montrer une maison et la faire disparaître au fur et à mesure, comme un glissement, une métaphore du personnage de Platonov.
Vous connaissez bien les comédiens dont vous vous entourez. Que cherchez-vous dans le travail avec eux ?
La distribution est une part importante du travail, voire déjà un parti pris. Je regarde ce que sont les comédiens dans la vie et je réfléchis à ce qu’ils peuvent donner d’eux-mêmes à la pièce. Je veux qu’ils aillent chercher dans leurs ressources personnelles. Nous faisons beaucoup d’improvisations, nous discutons beaucoup, dans une tentative perpétuelle de comprendre la pièce. Ils ont une grande responsabilité dans la création. C’est un travail choral, même si nous ne sommes pas un collectif.
Au cours de votre formation, vous avez fréquenté de près deux très grands metteurs en scène : Thomas Ostermeier et Romeo Castellucci. Puisqu’il est question d’héritage, que pensez-vous avoir reçu d’eux ?
Je fais partie d’une génération ayant vu beaucoup de théâtre importé et cette grande liberté en dehors de la France. J’ai donc appris à faire confiance à mes intuitions, à transgresser les règles. J’ai aussi joué dans d’autres pays, en Afrique notamment. Et là-bas, la relation avec le public est très différente. Il y a une grande proximité avec le spectateur, ses réactions ne sont pas cadrées comme en France. C’est la même chose avec le jeune public, pour lequel j’ai créé une pièce récemment. Il y a une interaction et un échange spontanés. Dans ces conditions, c’est beaucoup plus facile de créer ce moment de rencontre collective à laquelle j’aspire. ¶
Propos recueillis par
Juliette Nadal
L’Absence de père, d’après Platonov de Tchekhov, mis en scène par Lorraine de Sagazan
Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan
Adaptation : Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix
Avec : Lucrèce Carmignac, Romain Cottard, Charlie Fabert, Nina Meurisse, Antonin Meyer-Esquerré, Chloé Oliveres, Mathieu Perotto, Benjamin Tholozan
Lumières : Claire Gondrexon
Création sonore : Lucas Lelièvre
Espace scénographique : Marc Lainé
Durée : 2 h 30
ENSATT • 4, rue Sœur Bouvier • 69005 Lyon
Dans le cadre des Nuits de Fourvière
Du 26 au 29 juin 2019 à 20 heures
De 12 € à 24 €
Réservation : 04 72 32 00 00 et ici
Tournée :
- Du 26 au 28 juillet, Centquatre – Paris, dans le cadre de Festival Paris l’été
- Du 4 au 11 octobre, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, à Bobigny
- Du 16 au 19 octobre, CDN Normandie – Rouen
- Du 6 au 8 novembre, Théâtre de Cornouailles – Scène Nationale de Quimper
- Du 12 au 15 novembre, TU – Nantes
- Le 10 mars 2020, Le Tangram, Scène nationale d’Évreux
- Du 17 au 20 mars, Le Quai, CDN d’Angers Pays de la Loire
- Le 27 mars, Théâtre de Châtillon
- Le 7 mai, L’Onde Théâtre, à Vélizy-Villacoublay
- Du 12 au 16 mai, Théâtre Dijon Bourgogne – CDN
- Du 27 au 28 mai, Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Démons, suivi de Maison de poupée, de Lorraine de Sagazan, par Trina Mounier
☛ Platonov, de Nicolas Oton, par Delphine Padovani