« L’Absence de père », d’après Platonov d’Anton Tchekhov, Les Nuits de Fourvière à Lyon

« L’absence de père » - Mise en scène de Lorraine de Sagazan © Pascal Victor

Insatisfaction existentielle

Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups

À l’instar d’Antoine Vitez, de Patrice Chéreau et de Georges Lavaudant, pour ne citer que ceux-là, Lorraine de Sagazan s’empare du riche matériau de « Platonov » pour dresser un portrait de groupe de sa génération, sans concession.

Avec la liberté que lui donne la pièce souvent remaniée, jamais achevée par Tchekhov, la metteuse en scène construit une adaptation qui s’affranchit du texte originel pour ne retenir que la situation de base et une sélection des personnages principaux. Ce qui l’intéresse au premier chef, c’est le mal-être existentiel qui empoisonne les sentiments et les comportements d’une communauté d’amis.

Réunis à l’occasion d’une soirée de fête et d’adieu, ils s’essayent au jeu de la vérité, aiguillonnés par leurs retrouvailles avec Michel, funambule de la contradiction, vertigineux petit Platon prêt à se sacrifier comme une parodie de Socrate. L’alcool aidant, les paroles se libèrent, les interdits sociaux sont transgressés, la mort est narguée. De scène en scène s’échafaude un jeu de massacre dont les cibles, jeunes trentenaires d’aujourd’hui sans pères ni héritages, manifestent leur cruelle impuissance quand il semble qu’il n’y ait plus qu’à se soumettre à une société du profit gangrénant les passions individuelles.

Comme un sablier

Pour mener à bien un spectacle en forme de règlement de compte, dans lequel les répliques, souvent sèches et brutales, se téléscopent, Lorraine de Sagazan opte pour un espace quadrifrontal permettant de renforcer l’intimité du rapport au public. Le fait que la majorité des prénoms des personnages aient été francisés confirme ce parti pris. Dans cette perspective, elle joue également de nombreux apartés visuels ou parlés, avec les spectateurs. La demeure en vente où se déroule l’action inclut ainsi chacun dans une sorte de piège collectif, où même le cadavre d’un des protagonistes sera exposé pendant de longues minutes. Être ou ne pas être, voilà l’enjeu. La maison sera vidée de tout ce qu’elle contient, tandis que progressivement de fines chutes de sable recouvrent le plateau. Puissante image du temps s’écoulant inexorablement comme d’un sablier. Bouleversante métaphore du désert envahissant les relations humaines.

Pour développer la lente dégradation des relations complexes qu’entretiennent les personnages, Lorraine de Sagazan dispose, comme le veut l’air du temps théâtral, d’une bande ou d’un collectif de comédiennes et de comédiens unis dans le jeu pour exprimer l’impossible fusion des caractères. La grande force du spectacle réside dans leur travail d’interprétation. Leur spontanéité et leur intelligence, leur sens de la rupture font revenir à la mémoire l’impeccable réalisation des élèves de l’école du Théâtre des Amandiers, sous la direction de Patrice Chéreau en 1987. Ici, bien sûr, il s’agit d’acteurs professionnels, mais quel bonheur de retrouver dans leurs prestations la jeunesse pertinente et subtile de leurs prédécesseurs ! Dommage qu’on ne puisse pas les nommer autrement que Michel, Anna, Paul, Sophie, Serge, Ossip, Nicolas, Sacha, pour en dire plus. Dans le programme des Nuits de Fourvière, ainsi que dans le livret de la compagnie, rien n’indique qui joue qui. Encore dommage. 

Michel Dieuaide


L’Absence de père, d’après Platonov, d’Anton Tchekhov

La Brèche

Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan

Adaptation : Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix

Avec : Lucrèce Carmignac, Romain Cottard, Charlie Fabert, Nina Meurisse,
Antonin Meyer-Esquerré, Chloé Oliveres, Mathieu Perotto,
Benjamin Tholozan

Lumières : Claire Gondrexon

Création sonore : Lucas Lelièvre

Régie générale : Kourou

Espace scénographique : Marc Lainé et Anouk Maugein

Costumes : Suzanne Devaux

Production : La Brèche

Coproduction : Les Nuits de Fourvière, C.D.N. de Normandie-Rouen, Théâtre Dijon Bourgogne-C.D.N., Le Phénix-scène nationale de Valenciennes, TU-Nantes, Théâtre de Châtillon, MC93-maison de la Culture de Seine-Saint-Denis

Nuits de Fourvière

Réservations : 04 72 32 00 00

Du 26 au 29 juin 2019 à 20 heures

Tarifs : de 12 € à 24 €

Durée : 2 h 30

À découvrir sur Les Trois Coups :

☛ L’Absence de père, d’après Platonov, mise en scène de Lorraine de Sagazan, par Juliette Nadal

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