« Créer une nébuleuse de théâtre »
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Cette grande artiste est déterminée et modeste. Sylvie Mongin-Algan a créé des spectacles qui ont fait date et formé des générations de jeunes comédiens au sein d’un dispositif original, le Théâtre compagnonnage. Elle a en outre participé à un collectif d’artistes dont la longévité étonne et qui s’est vu confier, par la ville de Lyon, la direction d’un théâtre. Toujours dans la discrétion.
Comment vous présenteriez-vous le NTH8, Nouveau Théâtre du huitième ?
Je suis metteuse en scène au sein d’un collectif d’artistes, Les Trois-Huit, compagnie de théâtre, où expérimentation et création vont de pair. Créé au début des années 1990, celui-ci s’est vu confier, en 2003, par la ville de Lyon, la Drac, la région, un nouveau théâtre qui s’est créé dans un quartier plutôt sous-équipé culturellement. Les Trois-Huit y développent un projet autour de plusieurs axes : la création contemporaine, une grande proximité avec le territoire d’où on part pour explorer le monde, d’autres pays, d’autres langues.
Parallèlement nous sommes soutenus en raison de notre association avec d’autres équipes artistiques, non pas sur une création, mais sur plusieurs années, pour nouer des convergences ou montrer des expérimentations très différentes des nôtres. Le NTH8 est un lieu de fabrication de théâtre où s’élaborent de nombreuses pratiques, marqué par un authentique brassage des générations et un véritable ancrage local.
Quand vous parlez d’ouverture sur le monde, vous pensez par exemple au lien que vous avez avec le Mexique ?
C’en est un exemple. Mais il s’élargit à toute l’Amérique du sud : Argentine, Brésil, Chili, Uruguay à travers un projet (Trente) qui est né en France, en lien avec l’association H/F, dans la salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement de Lyon. J’ai déployé ce projet qui était militant à l’origine en m’adressant à chaque fois à une artiste d’un pays d’Amérique latine qui réunit autour d’elle un groupe de comédiennes, de chorégraphes. Nous créons ensemble un texte qu’ensuite elles poursuivent dans des démarches propres. Parfois, c’est l’inverse, par exemple quand j’ai rencontré l’autrice mexicaine Ximena Escalante : j’ai créé en France ses textes (lire la critique de Je crie), puis d’autres auteurs mexicains. Maintenant un pôle s’est créé sur ces écritures mexicaines et il est complètement autonome.
De son côté, Vincent Bady travaille avec Simon Grangeat, Claire Rengade, Julie Rossello-Rochet et des auteurs burkinabés qu’il fait se croiser. C’est très riche pour les compagnons. On se nourrit d’ailleurs et on fait connaître ce que nous faisons par des allers-retours. Ce que fait Anne de Boissy, avec la langue des signes, c’est aussi un ailleurs, un voyage dans une autre culture. Alizée Bingöllü, elle, travaille sur la langue perdue de son père. Le quartier nous y pousse car, en quatre rues, on peut rencontrer 27 nationalités. Il nous offre une véritable ouverture sur le monde.
Ce travail peut donc se continuer, en période de confinement. J’imagine que, d’ordinaire, vous ne passez pas votre temps dans les avions ?
Tout ce qui est de la pratique théâtrale, qui se fait avec des corps réunis dans un espace, est évidemment suspendu. En revanche, c’est aussi simple de travailler avec l’Argentine qu’avec Lyon. Cela ne m’empêche pas de faire avancer les projets, d’échanger. On travaille, donc, on ne s’est pas mis en chômage partiel.
Bien sûr, on se pose la question de tout ce qui n’a pas pu se faire au théâtre, pour imaginer comment le reporter, tenir nos engagements vis-à-vis des artistes, mais aussi en ce qui concerne les ateliers sur le territoire. Éviter que ce qui avait été imaginé ne se perde représente un gros travail.
Entre proche et lointain
Pouvez-vous nous parler de votre travail de metteuse en scène ?
Depuis une dizaine d’années, je me suis engagée avec les pays d’Amérique latine, mais aussi l’Espagne. Je ne parlais pas cette langue. Je l’ai apprise quand j’ai découvert Ximena Escalante et c’est rapidement devenu très important que je puisse échanger avec elle dans sa langue. Quelque chose d’étrange s’est d’ailleurs produit en moi par rapport à l’espagnol, ça m’a bouleversée, déplacée, dans mon rapport au monde.
À propos du projet Trente, je suis partie d’une nouvelle de l’autrice argentine Alicia Kozameh qui a été détenue politique sous Videla et qui raconte 24 heures de la vie de trente prisonnières politiques dont elle faisait partie. Il n’y a pas de « je » dans son texte, mais trente prénoms de femmes qui prennent la parole. J’ai d’abord créé cette nouvelle en France dans le cadre de H/F, puis au Chili, dans trois endroits différents, donc trois versions différentes. Chaque fois, il s’agit d’un atelier-réalisation, je suis en contact avec une artiste du pays qui réunit un groupe de femmes et de trans.
Ce texte est très fort, quelle que soit la langue dans laquelle on le travaille. Chaque fois, il déclenche d’autres histoires de solidarité féminine et raconte comment on échappe à la tragédie par la gaité. Chaque fois il permet à des artistes de poursuivre sur leur propre lien à la dictature ou à l’enfermement, ce qui résonne particulièrement en ces périodes de confinement.
Quand pourrons-nous découvrir Trente ?
Si chaque fois le projet m’échappe, je le récupère toujours à un moment pour lui donner une tournure professionnelle, créer des passerelles. Au bout du compte, toutes ces expressions pourraient se retrouver pour un festival, pourquoi pas Sens interdits. C’est un projet totalement « extra-ordinaire », dont l’inachèvement même constitue le but, fait pour être refait ailleurs.
Mais je travaille parallèlement sur d’autres textes français que je fais traduire au Mexique pour voir comment je peux les faire passer. Je me suis entourée d’acteurs bilingues, comme Alizée Bingöllü ou Ana Benito avec qui j’ai créé les Ménines (lire la critique).
Pouvez-vous nous expliquer les spécificités de ce dispositif de formation Théâtre Compagnonnage ?
Mon emploi du temps se partage entre les Trois-Huit et le Groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GIEC) du Compagnonnage Théâtre, dont je suis la coordinatrice artistique. Nous assurons une promotion tous les trois ans. Une douzaine de jeunes acteurs sont engagés par un groupement d’employeurs constitué d’une vingtaine de compagnies qui les salarie au Smic. Ces jeunes peuvent y parfaire leur formation (nombre d’entre eux sortent d’un conservatoire ou s’appuient déjà sur une expérience professionnelle), tout en étant associés aux créations. C’est un dispositif très léger, financé par la Drac, le ministère du Travail, la formation professionnelle, la région et par les compagnies adhérentes.
Dernièrement, l’un de nos acteurs travaillait à la Comédie de Valence, deux autres à La Minoterie de Dijon, d’autres encore avec Carole Thibault, Anne Courel, le collectif Bis, Éric Massé ou Locus Solus. Unique en France, ce dispositif est original parce qu’il permet à cette jeune troupe itinérante de traverser des expériences artistiques très différentes. Compte tenu de la légèreté du dispositif, notre bilan est impressionnant, en terme d’insertion professionnelle.
Comment les compagnons arrivent-ils à travailler actuellement ?
J’imagine que c’est très frustrant pour eux, car leur parcours de deux ans commencé en septembre est interrompu depuis février. Au début, les compagnons ont beaucoup travaillé, rencontré d’autres artistes, participé à des projets de création, dont certains sont malheureusement suspendus. Maintenant, ils communiquent beaucoup entre eux et avec nous. Ils ont accès à quantité de textes et de vidéos de spectacles, ils s’enrichissent. Nous les tenons au courant de l’évolution des projets de formation et d’emploi.
Nous devions jouer un spectacle au musée des Beaux-Arts de Lyon dans le cadre de l’exposition Picasso. Cela est annulé, mais nous espérons le voir reporté. À distance on peut inventer et utiliser tout ce qui est à notre portée. Je vais prochainement mettre en place un comité de lecture de textes espagnols qui ont été traduits en français (ou l’inverse). On choisira parmi eux ceux que nous monterons ensemble au théâtre. Il faut que cette période devienne une opportunité.
Toute l’activité du théâtre est-elle suspendue ?
Tous nos contrats seront honorés puisque notre programmation est décalée fin 2020 ou courant 2021. À présent, on est en train de réfléchir à un renouvellement du NTH8 avec une plateforme d’équipes artistiques. Cela devrait permettre de venir rapidement en appui à tous ceux qui se sont trouvés rayés de la carte. Au-delà d’un dispositif de solidarité, nous avons réellement envie d’élargir notre projet à d’autres. Nous avons convié d’autres équipes à créer avec nous une nouvelle utopie, une nébuleuse de création avec des résidences d’artistes sur différents continents.
Si je regarde en arrière, nous avons inventé un collectif, le NTH8, le compagnonnage. Ce qui nous tient à cœur maintenant, c’est d’être capables de trouver un fonctionnement, une maquette de théâtre public, comme une fédération de collectifs de collectifs, un outil maniable. Évidemment cette utopie est mise à l’épreuve par le pire, l’arrêt du fonctionnement des théâtres, des difficultés avec les budgets dépendants des tournées. Ce que nous avons enclenché comme projet de solidarité de mutualisation, pour se régénérer les uns les autres, aide donc aussi à reconstruire quelque chose de vivant. En tout cas pour la saison prochaine… ¶
Propos recueillis par
Trina Mounier
NTH8, Nouveau Théâtre du Huitième
22, rue du commandant Pégout • 69008 Lyon • 04 78 78 33 30
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Portrait de Sylvie Mongin-Algan, par Michel Dieuaide
☛ Les Ménines de Sylvie Mongin-Algan, par Trina Mounier
☛ Grito, je crie, de Ximena Escalante, par Trina Mounier