Quand le théâtre documentaire croise Dostoïevski
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
La conception qu’a Tatiana Frolova du théâtre documentaire apparaît dès le départ très paradoxale. La notion de documentaire en effet renvoie à une certaine recherche d’objectivité, ou d’objectivation, alors que le théâtre ouvre sur le champ artistique de la transformation du réel.
Chez Tatiana Frolova, dont nous avons pu voir par le passé Une guerre personnelle et, plus récemment, Je suis, l’ambiguïté est plus flagrante encore. Certes, elle s’intéressait dans le premier à la guerre de Tchétchénie à travers des témoignages filmés et dans le second aux mensonges d’État qui ne sont pas sans lien avec un effacement de la mémoire chez les personnes âgées.
Avec le Songe de Sonia cette année, c’est du suicide qu’elle s’empare à partir de celui d’une jeune fille amie, autrement dit depuis une interrogation et une souffrance intimes. Son théâtre prend donc bien sa source dans le réel. Mais le traitement qu’elle en fait est toujours largement onirique, et marie les images réelles comme des captations vidéo avec une distance poétique introduite par une série de filtres, de transparences, de superpositions qui rendent la réalité à la fois plus prégnante et comme immatérielle.
Même le jeu des acteurs est mensonge
Dans le Songe de Sonia, elle, qui avait un peu abandonné la mise en scène d’œuvres littéraires, réintroduit un texte, et pas n’importe lequel, le Songe d’un homme ridicule du grand Fedor Dostoïevski – même si elle affirme avec véhémence que « Dostoïevski, ce n’est pas de la littérature ».
« J’ai appris le suicide de cette jeune fille que nous connaissions bien par sa mère qui est aussi une amie, au moment de la création de Je suis. Après coup – et c’en fut un pour nous tous –, j’ai compris que tout ce que j’avais fait jusque-là comptait pour rien : le théâtre doit parler d’amour pour toucher nos cœurs de glace indifférents à la détresse des autres. Et j’ai ressenti la nécessité d’avoir recours à une autorité artistique si je voulais que le spectateur comprenne : l’art est au-dessus de la réalité, il nous projette vers le haut et nous offre l’air dont nous avons tant besoin pour y voir clair.
« Dostoïevski représente pour moi cette autorité et, parallèlement, ce qu’il écrit n’est pas de la littérature : il ne retravaillait jamais ses textes, il fixait des moments de la réalité, comme des éléments bruts. J’ai eu envie de fondre en une seule œuvre les paroles de Sonia et le texte de Dostoïevski qui lui donne sens. Sans lui, on n’aurait pas réussi.
« J’ai cru que j’allais mourir »
« Le travail a été très dur, j’ai cru véritablement que j’allais mourir, ou devenir folle. Cette souffrance était un passage obligé pour comprendre le geste de Sonia. Tout ce qui pouvait passer pour artifice devenait mensonge à mes yeux, et je n’en voulais pas. Même le jeu des acteurs en soi est mensonge. Pour eux, ce fut très difficile, car j’étais très exigeante et jamais satisfaite de ce qu’ils apportaient sur le plateau. Ils ne saisissaient pas ce que je voulais alors que je désirais juste qu’ils trouvent l’authenticité. J’ai bien cru que notre groupe, qui a pourtant plusieurs dizaines d’années d’âge, n’y survivrait pas !
« Et puis… Sonia a ouvert les yeux et la première chose qu’elle a demandée, c’est qu’on lui apporte un livre de Dostoïevski. Ce fut pour moi le signe que nous étions sur la bonne voie. »
Pendant le temps de l’entretien, Tatiana Frolova utilisera à plusieurs reprises ce mot « signe ». Tout en balayant (un peu vite sans doute) toute référence mystique, elle semble voir partout des signes qu’elle décide d’écouter et de suivre, cherchant des liens entre la réalité et ce qui est caché… Comme une manière de rester optimiste malgré tout, malgré le dénuement dans lequel travaille ce tout petit théâtre de 26 places, perdu dans une métropole ouvrière jetée là en plein milieu de la taïga sibérienne…
L’épineuse question de la traduction
À ma question concernant l’adaptation française du texte, elle répond qu’elle avait pris contact avec André Markowicz, traducteur pour Actes Sud de la nouvelle de Dostoïevski, et que celui-ci avait donné son accord pour en offrir les droits à ce théâtre qui vit avec très peu de moyens. Mais l’éditeur ne l’entendait pas de cette oreille, et il a fallu recourir à une autre solution : « Pour moi, ce fut encore un signe qu’il fallait prendre en compte et j’ai demandé à Bleuenn Isambard de travailler à une nouvelle traduction. Nous avons échangé par mail tout un été.
« En réalité, je ne voulais pas une nouvelle traduction du Songe d’un homme ridicule, mais une traduction de la pièce russe avec des incrustations de la nouvelle. Et surtout, j’ai pu mettre d’autres mots que ceux communément admis par l’ensemble des traducteurs. Par exemple, il y a dans le texte russe une expression généralement traduite par « ça m’est égal », que j’ai remplacée par « ça m’est indifférent ». Le sens, au fond, n’est pas du tout le même. Si nous avions utilisé la traduction d’André Markowicz, on n’aurait rien pu changer. Finalement, nous nous sommes trouvés dans des conditions idéales pour créer : le fil du rasoir… » ¶
Trina Mounier
Le Songe de Sonia, de Tatiana Frolova, d’après le Songe d’un homme ridicule de Fedor Dostoïevski
Cie Théâtre KnAM
Création documentaire et mise en scène : Tatiana Frolova, Théâtre KnAM
Avec : Elena Bessanova, Dmitrii Bocharov, Vladimir Dmitriev
Vidéo : Tatiana Frolova
Son : Vladimir Smirnov
Témoignage : Sonia Gromova
Traductions, surtitrage : Bleuenn Isambard
Production : Théâtre KnAM
Coproduction : Les Célestins, Festival Sens interdits
Production déléguée : Les Célestins à Lyon
Avec le soutien du gouvernement du territoire de Khabarovsk, du ministère de la Culture de Khabarovsk et de l’O.N.D.A. (Office national de diffusion artistique)
Création le 23 mai 2015 à Komsomolsk-sur-l’Amour
Photo : © Manon Valentin
Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon
Tél. 04 72 77 40 00
Du 15 au 23 octobre 2015 et du 3 au 7 novembre 2015
Durée : 1 h 30
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