Entretien, Julien Villa, « Rodez-Mexico », L’Empreinte, Tulle

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« La tendresse de bousculer la réalité par la folie d’un conte »

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Comparse, notamment de Lazare ou Sylvain Creuzevault, Julien Villa signe « Rodez-Mexico », deuxième volet d’un triptyque consacré aux Don Quichotte. Paru d’abord sous la forme romanesque, le texte poursuit son chemin sur scène. Partons à la découverte d’un univers luxuriant comme la jungle mexicaine.

La pièce a été créée dans un va-et-vient avec ton roman. Quelle part du récit reste au plateau ?

La première partie du spectacle lui laisse beaucoup de place car Damien Mongin, qui interprète Marco, est arrivé avec une proposition qui allait en ce sens. Fondateur, avec Lise Maussion, de la compagnie Pôle Nord en Ardèche, ce dernier a une grande expérience du conte. Ils vont jouer dans les villages, jusque chez l’habitant des spectacles magnifiques, comme Sandrine, Les Barbaresen travaillant la narration.

Il a proposé que Marco ouvre la pièce avec un acte brechtien. Le mec déclare : « Je m’appelle Marco Jublovski, j’ai trente ans et dans un an et quatre mois, ma vie va basculer ». Il annonce la fin. Alors, pendant tout le début de la pièce, l’acteur nous entraîne dans un récit au présent où il raconte sa vie, il joue tous les rôles. On ne sait pas bien à qui il parle. C’est comme une mise au diapason où l’acteur est son propre narrateur, ce qui me semble intéressant.

Pourquoi ?

On cherche le juste milieu entre narrateur et personnage. Le code est donné. Il y a plusieurs temps dans le roman. Dans la première partie Marco est encore un être social de Rodez. On va donc alterner des moments où il est dans cette sociabilité, par exemple à son travail ou bien avec ses amis, et des instants de solitude où il est entouré de fantômes. Chaque solitude monte en danger, en cauchemar.

Dans ses rêves, Marco rencontre le vieil Antonin, figure jumelle du vieil Antonio qui dans les écrits du sous-commandant Marcos est lié au conte. À un moment donné, la règle doit changer, et on doit retourner le plateau (comme Marco retourne ses camarades). La forme est moins linéaire. Elle intègre par exemple des communiqués.

La scénographie bouge aussi. Elle évoque une structure défensive avec des meurtrières. On passe du plastique au bois, à l’inverse du roman. Le plateau devient donc guerrier et évoque en même temps une sorte de théâtre de marionnettes. Le rapport au public en est modifié : il faut amener les gens dans le conte et sur une sorte de Z.A.D.

Tu inscris Rodez-Mexico dans le « réalisme magique ». C’est-à-dire ?

Comme un roman est toujours un peu biographique, j’ai cherché l’outil du réalisme magique, même si j’invente une définition qui n’a rien à voir avec l’origine historique de ce mouvement. Je pense que le théâtre comme le roman ont trop tendance à dénicher le merveilleux dans le naturalisme. Ce que je trouve beau dans le réalisme magique, c’est qu’il élève le réel au rang de magie : il le rend modifiable et modifié. J’invente donc un peu le terme : pour moi, Bolaño, c’est du réalisme magique, même s’il s’en défend au maximum. Le terme exprimerait la différence entre la littérature française et la littérature américaine, au sens large. Ces dernières sont des littératures du voyage, de l’au-delà, elles vont vers la sortie du « je ».

© DR

Et comment se manifeste le réalisme magique au plateau ?

Le théâtre, c’est le lieu d’où l’on voit. Pas celui où on explique ! La scénographie joue ainsi un rôle important dans cette expression. Quand Laurent Tixador, le scénographe, lisait le roman, ce qui lui a paru fondamental, c’est le pavillon rose saumon et le rond-point qui se trouve devant chez Marco, le personnage principal. Il m’a dit: « Je te propose qu’on prenne un échafaudage de chantier brut et un rond d’herbe, mais je ne représenterai pas les lieux tels quels. »

Il a choisi de faire à partir de déchets en plastique cousus avec des marques. C’est lié à mon principe de « don quichotterie ». Tout est faux. D’ailleurs, quand Marco rentre du Larzac où il s’est rendu pour une fête au début du roman que j’ai écrit, il dit: « J’ai l’impression de vivre dans un décor pourri à l’abandon ». On fait l’inverse de ce qui se passe dans le roman où à partir de déchets les personnages conçoivent une sorte de palais du Facteur Cheval.

Et précisément, comment avez-vous travaillé la dimension onirique du roman ?

Rodez apparaît comme un rêve et le rêve apparaît une sorte de réveil du conte. Un personnage, celui du vieil Antonin joué par Laurent Barbot, vient comme du dehors du théâtre. Il vient raconter des histoires à Marco en plaçant des figurines sur son corps. Et on ne sait pas si Marco les entend. À son réveil, il est simplement un peu plus échevelé et a conservé des figurines sur lui. La jungle fait toc conserve…

Je trouve qu’il faut une certaine dose de tendresse pour bousculer la réalité par la folie d’un conte, pour la choquer par la comédie et la fantaisie, puis faire que la fiction s’efface derrière une réalité active : celle des actuels combats zapatistes. Car les massacres continuent, comme la lutte. Il était important de finir par le rappeler.

Le terme d’adaptation convient-il au travail que tu mènes avec ton équipe ?

L’adaptation ne s’inscrit pas en dehors du plateau. Elle existe dans l’espace entre « écrire pour jouer». et « jouer pour écrire». Même l’écriture du roman s’est faite au contact des improvisations des acteurs. En avril 2021, quand les théâtres étaient fermés, le roman était à l’état de scenarii. Il manquait les couleurs, les odeurs. On a fait 15 jours de répétitions avec une marche zapatiste, et j’ai vu le roman évoluer. Les singularités que j’avais convoquées, car je connais très bien les interprètes, m’ont appris des choses. Il n’y a pas de résidu formel de la marche car il faut accepter la réalité de la boîte noire du théâtre. Simplement, la marche est dans le corps des acteurs.

Et puis, il faut, pour le travail théâtral, savoir se faire l’ennemi du roman. Une image au théâtre peut rendre obsolète trente pages de roman. Par exemple, à l’écriture, j’avais besoin de raconter une bande de potes en province, mais sur le plateau, on est beaucoup plus libre. Et puis, je ne veux pas d’une forme trop longue.

Entrevue vidéo du théâtre de l’Empreinte

Quelle leçon donne le roman au plateau ?

Si on s’en tenait à l’efficacité théâtrale, on s’arrêterait quand Marco met sa cagoule. Sauf que ce n’est pas ça, Don Quichotte ! Les gens trouvent parfois le roman trop long, un peu bavard. Moi, je m’amuse d’enfermer un personnage picaresque dans un roman de gare. Ça raconte bien l’époque où personne n’a les moyens d’affronter la longueur. Sauf que le héros doit traverser des déserts : mourir c’est long ! Sinon le livre devient facile et finalement servile. Nous, on cherche à suivre la figure qu’est Marco jusqu’à ce qu’on puisse accepter sa mort au monde et sa réapparition en guérillero voyageur.

Je trouve qu’Emmanuel Carrère a raison, Don Quichotte a la fin la plus triste de l’histoire littéraire : il demande pardon et meurt. Moi, je ne veux pas que les Don Quichotte demandent pardon ! Certes, Marco doit aller vers une tragédie, car c’est la destinée de toute comédie, mais il n’abdique pas.

Le roman nous montre un apprentissage, celui de Marco qui découvre à la fois les écrits de Marcos et ceux de Marx. Comment peut-on faire ressentir ce cheminement qui se fait dans le temps au théâtre ?

On s’y coltine, en particulier dans ce que j’ai nommé « les solitudes » de la première partie. On voit que les solitudes gonflent et que Marco apprend et devient fou. Au début, on est beaucoup passé par la parole ; maintenant, on passe par des vignettes poétiques. On le voit gagné par une rage qui monte. On a une dramaturgie des actes.

Peut-on parler d’écriture collective ?

Non car elle n’est pas liée à une décision collective ; elle part du roman. Oui, car je convoque des singularités fortes au service d’une écriture que je propose : des acteur-auteurs de plateau puissants qui inscrivent leur langue dans la mienne.

Mais le roman change nos habitudes d’écrivains de plateau. Ce qu’on cherche ensemble, c’est le comment. L’acteur me surprend mais moi, je connais la ligne directrice, et je retiens les propositions possibles. Si l’acteur pense plus vite que celui qui écrit, celui qui écrit a plus de temps pour penser. Samuel Vittoz, mon dramaturge est la tierce voix qui m’aide entre l’écriture et les propositions des comédiens. Il apporte aussi une vision de la lumière et de l’espace.

© DR

Comment gérez-vous la question de la cagoule de Marco ? On sait que cette cagoule et la figure du sous-commandant Marcos sont ambivalentes. Elles ont fini par représenter le mouvement zapatiste, comme l’arbre cache la forêt…

En effet, le personnage de Marco se trompe d’abord lui-même en réagissant comme un fan face à Marcos. Ce n’est pas un hasard si je lui ai créé un prénom si proche du leader zapatiste. Marco se rend compte plus tard de son absurdité : il voit son image renversée, et il va faire comme le saumon qui remonte. On n’est pas chez Ken Loach où une injustice entraîne une prise de conscience. Dans le réalisme magique, il pressent sa rage. Il fait le chemin inverse de Marcos qui était un métis et un intello qui a du « désapprendre » pour parler la langue des indiens du Chiapas et il décide de lire Marx tout seul.

Par ailleurs, la dramaturgie permet de remettre Marco à sa place. On esquisse le retrait magique du personnage dans l’aphasie. Tandis que monde envahit Rodez, Marco fuit vers Mexico. Cette ruse permet aux autres personnages de passer devant. Ainsi, Maria finit-elle comme une reine mexicaine. C’est elle qui tient la dernière AG.

Et puis, j’avance toujours masqué dans l’écriture. J’emploie le principe du lieu commun, qui est « à la fois le lieu où on se retrouve tous et où on se perd un peu », comme le dit Sylvain Creuzevault. C’est un endroit génial pour le masque. Le spectacle se termine par un retour au réel et s’achève par le dernier communiqué de l’EZLN en 2014, écrit collectif où on nous dit : « Si vous avez aimé la figure du sous-commandant Marcos, que vous avez cru qu’elle correspondait à quelqu’un, vous n’avez rien compris. C’était une arme de guerre pour faire un gilet pare-balle. Oui, on s’est fait prendre par la machine spectacle, mais on a réussi. »

Pourquoi choisir de lancer l’histoire par cette question : « Est-ce que ta vie te plaît ?»

Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les contraires. Je suis bouleversé, en sortant du Capital de Sylvain Creuzevault. Je n’ai pas fait d’études et je découvre toute une masse théorique qui change ma vie et mon regard. Mon obsession, c’est de dire comment avec l’outil du conte, je peux toucher quelqu’un qui n’y connaît rien. C’est pourquoi je décide de revivre ce que j’ai vécu avec ce personnage qui ne lit pas.

Il me fallait une gifle pratique pour que Marco comprenne que les bouquins sont des armes. Il y a donc cette fête sur le Larzac. Marco a eu la rencontre avec la figure de Marcos, comme un frère jumeau qui vit à l’autre bout du monde et qui, lui, est mort. J’avais aussi besoin qu’il rencontre cette femme venue d’un autre temps qui lui pose une question claire, un déclencheur sensible, la question : « Est-ce que ta vie te plaît ? ».

On ne descend pas dans la rue parce qu’il y a une conjoncture capitaliste ou de l’inflation néolibérale ; on descend parce qu’on a la dalle ou qu’on n’a pas d’essence. La phrase est arrivée assez tard et le roman te dit : « Maintenant, il faut dire la vérité ». Et la vérité, c’est la question : « Est-ce que ta vie te plaît ? ». 

Le spectacle évoque-t-il l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) ?

Je cherche plutôt à faire repartir le spectateur avec plein de questions, et non de réponses, à lui donner le tournis. Si le conte se termine par la parole de l’EZLN, la lui rend, je choisis de faire tout un chemin vers la fiction. Je prends des signes  (des gilets jaunes, de la ZAD) mais de biais. Il ne s’agit pas de pactiser avec la réalité comme si l’artiste devait prouver sa légitimité. Contrairement à l’information ou à l’actualité, on produit ainsi une hantise. 🔴

Laura Plas


Rodez-Mexico, de Julien Villa (écrit en collaboration avec Vincent Arot)

Des informations sur Julien Villa
Le roman Rodez-Mexico est publié aux Éditions de l’Échiquier
Durée : 2 h 15

L’Empreinte, Scène Nationale, Brive-Tulle • 8, quai de la République • 19000 Tulle
Le 8 novembre 2022, à 20 heures, le 9 novembre, à 19 heures
Réservations : 05 55 22 15 22 ou en ligne
De 5 € à 21 €

Tournée :
• Le 22 novembre, à La Gare Mondiale, à Bergerac (24)
• Du 14 au 16 mars 2023, à la Comédie de Caen, CDN (14)
• Du 31 mars au 23 avril, à La Tempête à Paris (75012)
• Les 1er et 2 mars, Théâtre de Lorient, CDN (40)

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Sombre Rivière, de Lazare, Cie Vita Nova,MC2, à Grenoble, par Juliette Nadal

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