Entretien, Roland Auzet, Adieu la mélancolie, scène nationale de Saint-Nazaire

Adieu-la-Mélancolie-Roland-Auzet-Luo-Ying © Christophe-Raynaud-de-Lage

« Quand on ne sait pas d’où on vient, on ignore où l’on va » 

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Après « Nous, l’Europe, banquet des peuples », une grande fresque européenne très engagée d’après Laurent Gaudé, Roland Auzet poursuit son questionnement sur notre histoire avec un autre récit choral qui interroge une période récente, mais indicible et oubliée. C’est « Adieu la mélancolie », emprunté au poète Luo Ying.

Qui est Luo Ying, le poète dont vous adaptez Adieu la mélancolie, titre sublime ?

Deux rectifications avant de répondre à votre question : je ne signe pas l’adaptation ; je l’ai demandée à la réalisatrice Pascale Ferran que j’admire beaucoup et qui a accepté, ce dont je lui suis très reconnaissant, d’autant qu’elle est une artiste plutôt solitaire. Ensuite, le livre dont j’ai tiré ce spectacle s’intitule le Gène du garde rouge, souvenirs de la Révolution culturelle

Adieu la mélancolie est le titre du second recueil de poèmes de l’auteur. Luo Ying y fait référence à sa jeunesse, notamment à l’assassinat de son père par les gardes rouges, parmi lesquels il était lui-même embrigadé. Puis, il a assisté à la lente dégradation de sa mère, morte de misère. Il a donc vécu cette histoire de l’intérieur, sans vraiment comprendre, au départ, l’horreur de ce à quoi il participait, puis soumis à l’interdiction (sous peine de mort) d’évoquer cette période après le décès de Mao.

© Christophe Raynaud de Lage

Aujourd’hui Luo Ying est devenu un riche homme d’affaires, mais aussi un alpiniste de renom qui a gravi les plus hauts sommets du monde (dont plusieurs fois l’Everest) et surtout un poète très inventif qui a su renouveler profondément les codes de la poésie traditionnelle. 

Que vous a inspiré cette période de la Révolution culturelle ? 

D’abord, la vision complètement idéalisée, fruit de la propagande maoïste, qu’en ont alors eue les occidentaux. Celle-ci était présentée comme une période où l’on jetait aux orties les vieilles statues pour donner la parole et le pouvoir à une jeunesse galvanisée et avide de justice sociale. Encore aujourd’hui, cette légende a la vie dure. Quand on a découvert les horreurs et la violence que cela cachait, quand surtout on a bien voulu ouvrir les yeux sur la réalité, la Chine avait tourné le dos à ce passé, décidé d’interdire tout témoignage de cette époque et était entrée de plain pied dans le XXIe siècle marqué par un capitalisme aveugle et brutal.

© Christophe Raynaud de Lage

Ensuite, deux sujets m’intéressent tout particulièrement dans cette histoire : d’une part comment ces générations qui ont été élevées dans le mensonge peuvent-elles se construire et aller de l’avant (je crains que leur volonté d’ascension sociale et de consommation effrénée ne soit à l’image de cette histoire volée) ? D’autre part, comment faire face à ce que nous dit la Chine, à savoir que le capitalisme ne s’accompagne pas toujours de la démocratie, et même s’en passe aisément ? Comment renoncer à cette belle utopie en laquelle nous avons cru (et certains croient encore) ? Cela nous remet effectivement en question, car on a toujours pensé que l’une rimait avec l’autre.

Votre pièce pose donc des questions politiques…

Sur le premier point, on peut comparer l’énorme travail de clarification et de transparence qu’a fait l’Allemagne après la seconde guerre mondiale et l’omerta qui règne en Chine. Sur le second, oui, ce projet théâtral parle de capitalisme et le questionne. Nous devons inventer d’autres modèles de consommation, mais aussi de nouvelles relations avec le continent asiatique. Et puis quand on ne sait pas d’où on vient, on ignore où l’on va. 

© Christophe Raynaud de Lage

Cette pièce met sur scène de très nombreux acteurs, une dizaine de professionnels, pour la plupart Chinois ou Taïwanais et une vingtaine d’amateurs… Comment avez-vous pu surmonter cette hétérogénéité et le handicap de la langue ?

J’ai vécu six mois en 2019 à Shangaï où je m’étais rendu pour rencontrer des auteurs. Deux mois après mon retour, la Chine a fermé ses frontières à cause du covid. J’ai eu envie de retrouver ces jeunes acteurs dont je parle très peu la langue, mais j’allais là-bas pour les artistes, avec l’envie aussi de réentendre le mandarin. 

N’oubliez pas que je suis musicien à la base. Les comédiens me disent souvent qu’ils ont l’impression de travailler avec un compositeur. D’ailleurs, je m’appuie beaucoup sur la technique, notamment les lumières, pour guider toute cette troupe. 

Les amateurs changent au gré de la tournée. C’est la richesse du théâtre public, cette implantation dans le territoire. Le texte lui-même nous y invite puisqu’il est fait de fragments et donne la parole à une grande assemblée. Ce lieu de partage m’est cher car il représente les lettres de noblesse du théâtre subventionné. 🔴

Propos recueillis par
Trina Mounier


Adieu la mélancolie, de Luo Ying

Site de Roland Auzet
Librement adapté par Pascale Ferran du Gène du garde rouge, Souvenirs de la Révolution culturelle de Luo Ying chez Gallimard éd.
Traduction : Xu Shuang et Martine de Clerq
Conception et mise en scène : Roland Auzet
Avec : Yann Collette, Hayet Darwich, Jin Xuan Mao, Chun-Ting Lin, Thibault Vinçon, Angie Wang, Haoyang Wu, Yves Yan, Yilin Yang, Lucie Zhang, INA-ICH (Kim-Thuy Nguyen-Clair et Aurélien Clair)
Musique : INA-ICH et Victor Pavel, direction artistique Roland Auzet, bande originale disponible le 30 septembre 2022 (production INH-ICH prod en accord avec Actopus)
Durée : 1 h 50
Création au Théâtre – Scène nationale de Saint-Nazaire les 23 et 24 septembre 2022

Tournée :
• Du 30 septembre au 8 octobre, Théâtre des Quartiers d’Ivry (94)
• Du 19 au 21 octobre, Théâtre de la Croix-Rousse, dans le cadre de Sens interdits, à Lyon (69)
• Les 8 et 9 novembre, la MC2, à Grenoble (38)
• Du 16 au 19 novembre, Théâtre Olympia, CDN, à Tours (37)
• Du 24 au 26 novembre, La Criée, Théâtre National de Marseille
• Du 30 novembre au 1er décembre, Grand R, scène nationale, à La Roche-sur-Yon (85)
• Les 7 et 8 décembre, Théâtre Liberté, scène nationale, à Toulon (83)

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Nous, l’Europe. Banquet des peuples, de Laurent Gaudé, par Juliette Nadal
☛ Dans la solitude des champs de coton, de B.M. Koltès, par Trina Mounier

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