« Lui et moi,
on te partage. »
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Stanislas Nordey retrouve le T.N.B. qu’il connaît bien pour y avoir été artiste associé et pour avoir dirigé son École de théâtre. Cette fois, il y présente une pièce de Christophe Pellet, la seconde qu’il met en scène après « la Conférence ». Les spectateurs sont confrontés à un spectacle sensible et exigeant.
Erich von Stroheim, que présente actuellement Stanislas Nordey à Rennes, est une pièce quelque peu iconoclaste, il faut bien en convenir. Quand les spectateurs pénètrent dans la salle Serreau, ils découvrent un homme, l’Autre, interprété par Thomas Gonzalez, entièrement nu, installé dans un fauteuil au milieu du plateau. Derrière lui se dresse une énorme photo d’un couple : Montgomery Clift et Lee Remick dans le Fleuve sauvage, d’Elia Kazan. Cette photo en noir et blanc est reproduite sur un livre qui semble avoir été posé, ouvert sur la tranche, le dos tourné vers les spectateurs. Ce livre est l’élément essentiel de la scénographie : en s’ouvrant et en se fermant, il rythme les courtes séquences qui constituent la pièce. Il nous révèle tantôt l’intimité d’un appartement, tantôt un bureau sur fond de ville éclairée la nuit. Admirable dispositif imaginé par Emmanuel Clolus.
L’Autre est au centre d’un trio amoureux complété par Emmanuelle Béart (Elle) et Laurent Sauvage (l’Un). Elle (femme d’affaires toujours entre deux rendez-vous) couche avec l’Un et l’Autre. L’Un (acteur pornographique d’une trentaine d’années) couche aussi avec l’Autre, plus jeune et sans emploi.
Les mariages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce et non au profit de l’individu.
Erich von Stroheim commence par cette déclaration de l’Autre : « Les mariages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce et non au profit de l’individu ». (Arthur Schopenhauer, Métaphysique de l’amour.) Ainsi pose-t‑il l’un des thèmes majeurs de la pièce avec le sexe et le désir. L’autre axe exploré serait celui du cinéma, de l’image et de ce qu’ils donnent à voir de la personne présentée.
La violence des pulsions, du désir
L’esthétique de Bérénice, exprimée dans sa préface par Racine, pourrait en partie convenir à Erich von Stroheim : « une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression ». L’action, l’intrigue est en effet réduite : qui formera un couple avec qui ? Avec qui Elle fera‑t‑elle un enfant ? À défaut de « violence des passions », on sera témoin de la violence des pulsions, du désir. Pour ce qui est de « la beauté des sentiments », le compte n’y est pas. « Elle » est une femme dure, dominatrice : « Je te tiens en laisse », dit‑elle à l’un de ses partenaires. « Elle » considère l’Autre comme un objet : « Lui et moi, on te partage ». L’Un n’est pas plus tendre.
« L’élégance de l’expression » ? Si « élégance » il y a, elle n’est pas racinienne. La langue de Christophe Pellet est volontiers abstraite, elle cultive l’aphorisme. Cette langue rude, crue parfois, peu encline à l’épanchement, saisit néanmoins, par sa tension continue, la violence même qu’elle charrie. La mise en scène dépouillée, mais si efficace, de Stanislas Nordey est rythmée par la voix de la Callas dans Samson et Dalila de Saint‑Saëns : concentré de pure émotion, chaque scène en est rythmée. Il ne subsiste ici que peu de choses de la gestuelle ritualisée chère au metteur en scène. Les comédiens gardent cependant une forme de distance avec leur personnage.
Thomas Gonzalez, qui joue nu d’un bout à l’autre de la pièce ou peu s’en faut, accomplit une espèce de prouesse. Il s’offre à notre regard, à notre désir peut-être, avec un naturel confondant, une sorte d’évidence. Bel éphèbe que se partagent deux adultes et qui peine à se choisir une voie.
L’autre performance est celle d’Emmanuelle Béart, sobrement vêtue de noir, sans artifices, qui impose calmement son personnage de maîtresse femme et son désir brut.
C’est le « génial mystificateur », comme dit l’Autre, qui est ici célébré en la personne d’Erich von Stroheim, c’est aussi assurément l’acteur interprète d’une virilité d’un autre âge. Sans doute un peu surpris de prime abord, les spectateurs de la première à Rennes ont fait un accueil chaleureux à cette pièce qui met en scène avec justesse les pratiques amoureuses et leurs configurations souvent inédites de notre époque et qui souligne également les dérives d’une société de l’image et la marchandisation des corps. ¶
Jean‑François Picaut
Erich von Stroheim, de Christophe Pellet
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté
Mise en scène : Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique : Claire‑Ingrid Cottanceau
Avec : Emmanuelle Béart (Elle), Thomas Gonzalez (l’Autre), Laurent Sauvage (l’Un)
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumière : Stéphanie Daniel
Son : Michel Zurcher
Vidéo : Stéphane Pougnand
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du T.N.S.
Production : Théâtre national de Strasbourg
Coproduction : Théâtre national de Bretagne (Rennes), Théâtre du Gymnase-Bernardines (Marseille)
Avec le soutien de l’Odéon-Théâtre de l’Europe et du Théâtre de Gennevilliers-centre dramatique national de création contemporaine, pour les résidences de création
Avec l’autorisation de Swashbuckler Films
Création le 31 janvier 2017 au Théâtre national de Strasbourg
Photo : © Jean‑Louis Fernandez
Théâtre national de Bretagne • salle Vilar • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
Du mardi 14 mars 2017 au samedi 25 mars à 20 heures
Durée : 1 h 35
26,5 € | 17 € | 13 € | 11 €