L’insolence
comme bannière
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Sur la scène de Mythos 2014, Boris Vian s’est transformé en femme. Ce fut un vrai moment de bonheur pour tous ceux qui détestent les artistes formatés, aseptisés.
Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer : la chanteuse et comédienne iconoclaste, Carmen Maria Vega, et l’insolence incarnée, Boris Vian. C’est chose faite, grâce à Fais-moi mal, Boris !, le nouveau spectacle de la chanteuse venue de Lyon.
À en croire Carmen Maria Vega, sa rencontre avec Boris Vian s’est faite à l’adolescence. On la croit volontiers, car elle s’est vraiment approprié l’univers de Vian pour l’intégrer dans son monde.
Mouloudji, Serge Reggiani, Gainsbourg, Juliette Gréco, Jeanne Moreau et tant d’autres, Vian a connu des interprètes prestigieux. Et pourtant, quand on écoute la maquette de Carmen Maria Vega, on n’en regrette aucun. Elle ne les détrône pas, ne les remplace pas, elle est à sa place : évidente.
Le prince de l’irrévérence
Sur scène, la chose est encore plus évidente. Avec seulement deux musiciens : Kim Giani (batterie) et Sébastien Colinet (guitare et clavier), Carmen Maria Vega fait revivre Boris Vian sur scène, le temps d’une vingtaine de chansons et de textes.
Tout commence, en voix off, par la biographie imaginaire où il explique sa détestation de Claudel : « Je suis né par hasard le 10 mars 1920, devant la porte d’une maternité fermée pour cause de grève sur le tas. Ma mère, enceinte des œuvres de Paul Claudel (c’est depuis ce temps-là que je ne peux plus le blairer), en était au treizième mois et ne pouvait attendre le Concordat » *. Bel exemple de l’absurde cher à l’auteur de l’Automne à Pékin, ingénieur sérieux (sorti de Centrale), pataphysicien imperturbable, inventeur et joueur de trompinette, romancier, génial faussaire, dramaturge, chroniqueur de jazz, etc.
Puis la chanteuse fait son entrée, jupe noire courte et bustier blanc porté sur un soutien-gorge noir, et c’est parti sur un rythme de rock bien frappé à la batterie et au piano pour Fais-moi mal, Johnny interprété avec tout le talent de comédienne de Carmen Maria Vega. On enchaîne sur un rythme endiablé avec Ne vous mariez pas, les filles où elle met beaucoup de conviction. Et on arrive au fameux Joyeux bouchers, que certains appellent « le Tango des abattoirs ». Carmen Maria débute par une gestuelle d’effeuilleuse à la barre, avec le pied de son micro, puis s’engage dans une interprétation très réaliste. L’Âme slave a droit au traitement d’un rock endiablé. La chanteuse y manifeste un engagement total et y affirme la forte présence scénique que nous avions déjà remarquée lors de son passage à Mythos en 2010.
On entendrait une mouche voler
Rupture totale avec le très émouvant S’il pleuvait des larmes, qu’elle interprète en duo avec le piano : on entendrait une mouche voler tant son interprétation donne le frisson. Mais elle la conclut par un sarcastique : « Eh ben, c’est gai ! ». Ce refus du pathos, cet art de souffler le froid et le chaud, sa gouaille, tout cela, elle l’a en commun avec le prince de l’irrévérence.
On relèvera encore Alhambra rock, interprété sur un rythme d’enfer, que n’aurait pas renié Jerry Lee Lewis, avec la batterie et la guitare. Le contraste est total avec la Complainte de Mackie, interprétée « façon scène subventionnée », qui lui permet de montrer toutes les ressources d’une voix qui se coule ici dans le moule de la chanteuse à belle voix. Dans la Complainte du progrès, son interprétation souligne ainsi le contraste entre un certain romantisme et la trivialité de l’époque. Un autre pas est franchi dans la gravité avec le Déserteur, qu’elle chante quasiment au garde-à-vous dans sa version originale : « Si vous me poursuivez / Dites à vos gendarmes / Que j’emporte des armes / Et que je sais tirer ! ».
La fin est plus légère avec J’suis snob, où elle met toute son expressivité de comédienne et qui déchaîne l’applaudimètre, puis, après la Vie, c’est comme une dent, avec le Blouse du dentiste, popularisé par Henri Salvador. Et le concert s’achève dans un dernier pied de nez par Strip‑rock !
Après Du chaos naissent les étoiles et diverses participations dont l’interprétation de Fever sur l’album Consideration de Jean‑Jacques Milteau, Fais-moi mal, Boris devrait continuer d’asseoir la réputation de Carmen Maria Vega comme l’une de nos grandes chanteuses. C’est donc avec impatience qu’on l’attend dans le rôle de Mistinguett qu’elle devrait tenir bientôt. ¶
Jean-François Picaut
* Boris Vian, coll. « En verve », sous la direction de Noël Arnaud, éditions Hora.
Fais-moi mal, Boris !, de Carmen Maria Vega
Avec : Carmen Maria Vega (chant), Kim Giani (batterie) et Sébastien Colinet (guitare et clavier)
Photo : © Jean‑François Picaut
Cabaret botanique • parc du Thabor • 35000 Rennes
Le 20 avril 2014, à 18 heures
Durée : 1 h 15
15 € | 12 € | 10 €, 6 € avec la carte « Sortir »
Mythos 2014, festival des arts de la parole, du 15 au 21 avril 2014, Rennes Métropole, Ille-et-Vilaine
Tél. 02 99 79 00 05