« Falaise », Baro d’evel, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis à Bobigny

Falaise-Compagnie-Baro-d-evel © François Passerini

»»Dans les interstices d’un monde en ruine

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Dans cette nouvelle épopée où se rencontrent huit artistes, un cheval et des pigeons, Baro d’evel poursuit sa recherche d’un théâtre où s’imbriquent travail du corps et de la voix, d’un cirque (notamment équestre) qui repousse loin ses limites. Une fresque foisonnante et vertigineuse sur l’état de notre monde !

Second chapitre d’un diptyque, Falaise fait suite à , un duo présenté par les fondateurs de cette compagnie franco-catalane. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias prolongent le travail mené avec leur troupe depuis leurs débuts : au fil de leurs créations, ils inventent un monde poétique où se mêlent mouvement, acrobatie et musique. Après des spectacles en itinérance, sous chapiteau, en salle, dans la rue, ils sont toujours à la recherche d’une grande intimité avec le public. Ici, le dispositif frontal n’empêche pas les interprètes – tous formidables – de déambuler en fanfare, après les saluts, parmi le public, puis dans le hall, où ils signent leurs lithographies.

Mais revenons sur le vaste plateau de la MC93 qui accueille Falaise. Dans un impressionnant espace en noir et blanc à plusieurs étages, surgit une tribu venue d’on ne sait où. Un cheval traverse l’espace, tandis qu’une mariée tente de garder l’équilibre. En perpétuelle transformation, la scénographie de Lluc Castells évoque tantôt une grotte où vit un clochard affublé de ses pigeons, une tour qui s’effondre, ou encore une agora surplombée par un château.

Le décor lui-même est un agrès. Les acrobates, avalés et recrachés sans répit, évoluent à différentes hauteurs, s’accrochent, disparaissent dans des trouées faites au fur et à mesure. Une vraie passoire ! La vie grouillante déborde des parois. Comment toutes ces personnes vont-elles réinventer un futur ? À l’envers du monde.

Visionnaire ou primitif ?

Est-ce la fin ou le début d’une nouvelle ère ? Pour résister aux menaces d’éclatement, ces êtres tentent de trouver une pulsation, de parvenir à une transe commune. Car le rapport au monde se pose ici avec le groupe, à travers les grands rituels de la vie, la naissance, la mort, l’amour, le mariage et aussi la révolte, la reconstruction. Les citoyens se relient malgré tout les uns aux autres.

Falaise soulève la question de la limite : jusqu’où va-t-on ? Que fait-on, maintenant que nous sommes au pied du mur ? On se jette dans le vide, on explore ses gouffres intérieurs ou bien on gravit l’Everest ? On pense à Beckett, et ses clowns désespérés qui se démènent envers et contre tout, ou à la révolte camusienne.

Rien de visionnaire, mais beaucoup d’originalité pour ce spectacle baroque qui transforme l’espace et les matières, qui repousse les limites des disciplines au service d’un propos d’actualité. Le texte apporte quelques clés, mais se limite au minimum, préférant laisser gamberger les spectateurs. Si les images parlent d’elles-mêmes, relevons la qualité du travail dramaturgique de Barbara Métais-Chastanier. Voix, riffs de guitares et envolées lyriques composent aussi une bande musicale qui prend aux tripes.

Onirisme en noir et blanc

Fils de clown et catalan, Blaï Mateu Trias développe non seulement l’humour, mais aussi la qualité plastique. Sur les parois, il laisse son empreinte inspirée de la fureur d’Antonio Tapiès. Que d’images saisissantes, entre grotesque et sublime : les panneaux de plâtre qui s’effritent quand ces humains s’agitent ; le granit qui renaît grâce aux peintures rupestres… Cinématographiques, les références revendiquées vont de Bela Tarr à Andreï Tarkovski, en passant par Wim Wenders. Les éclairages sont aussi magnifiques.

La présence d’animaux alimente l’onirisme. Grâce à ses parents, qui travaillent dans le milieu équestre, Camille Decourtye s’est très tôt passionnée pour l’éthologie (l’étude du comportement animal). Voilà pourquoi les chevaux ont toujours été présents dans les spectacles de la compagnie, dans un respect absolu : « Leur partition n’est pas un rêve déconnecté de leur réalité, mais au contraire prend en compte ce qu’ils aiment faire, ce qui va les amuser, ce qui correspond à leur caractère. Nous faisons en sorte de pouvoir être guidés par eux. Ils sont vraiment intégrés comme des interprètes », explique la jeune femme.

Le cheval hante littéralement le plateau de sa présence, exécute quelques pas de deux complices, offre sa croupe à des caresses et son crin à quelques facéties. Les oiseaux sont tantôt amicaux, tantôt de mauvais augure. Les nuées et les traversées contemplatives de ce cheval blanc donnent le rythme, entre urgence et poids de l’éternité. Ils sont les cœurs battants du spectacle. Mais les hommes ne sont pas en reste. Agonisants ou résistants, ils forment volontiers un chœur. Essaim, troupeau ou grappes humaines, le ballet des corps marque aussi les rétines. Que d’étincelles de vie, finalement !

Créé en janvier à Montpellier Danse, découvert à la MC93, le spectacle entame une tournée. Ne pas rater ce spectacle unique qui émerveille tous les publics. Baro d’Evel signifie « Grand Dieu » en manouche, et c’est autant une prière qu’un juron. On a envie de dire : « Putain que c’est beau ! Pourvu que le monde entier voit ce chef-d’œuvre car il touche à l’universel ! ». 

Léna Martinelli


Falaise, de Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias

Compagnie Baro d’evel

Avec : Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Claire Lamothe, Blaï Mateu Trias, Oriol Pla, Julian Sicard, Marti Soler, Guillermo Weickert, un cheval et des pigeons

Collaboration à la mise en scène : Maria Muñoz, Pep Ramis — Cie Mal Pelo


Collaboration à la dramaturgie : Barbara Métais-Chastanier

Scénographie : Lluc Castells

Son : Fred Bühl

Lumières : Adèle Grépinet

Costumes : Céline Sathal

Régie générale : Cyril Monteil

Régie plateau : Flavien Renaudon


Musique enregistrée : Joel Bardolet

Régie animaux : Nadine Nay

Durée : 1 h 40


MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis • Salle Oleg Efremov • 9, bd Lénine • 93000 Bobigny


Du 28 janvier au 6 février 2020, à 20 heures, le week-end à 18 heures, relâche le lundi

De 25 € à 9 €

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