Festival du Bitume et des Plumes 2024, Reportage, Besançon

Chantier-Les Urbaindigènes © Steeve-Cretiaux

Sur le bitume, rêves et combats

Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Le festival Du Bitume et des Plumes a, une fois encore, su jouer entre les gouttes et offrir à Besançon des formes artistiques aussi bigarrées que stimulantes. Grands formats ou intimistes boîtes à rêves, produits locaux ou spectacles venus d’ailleurs, lieux de convivialité, de poésie ou de pensée décalée… La pêche a été fructueuse dans les épuisettes.

Construire ensemble un grand chantier d’esprit phalanstérien, bousculer les codes du genre avec un show de drags, embarquer (au sens propre) sur une île au milieu du Doubs pour mieux regarder les orties et les alpagas, partager une psychanalyse sauvage avec une clowne vulgarisant Lacan sur les chiottes, voir débouler la Brigade d’Intervention Théâtrale en livrée vermillon à la terrasse d’un café… « Il y a tellement de choses à faire pour être vivant·es ! Et on n’a que trois jours ! », prévenaient Martine Girol et Hélène Barillot, les co-organisatrices du festival bisontin des arts de la rue dans leur édito. Cette 9édition ne les a pas démenties : éclectisme et énorme succès.

Ambiance ; La Bridage d’Intervention Théâtre, élèves du Conservatoire ; « House of Detritus » © Steeve Cretiaux

Le public était au rendez-vous malgré la pluie. Venu chercher du spectacle, certes, mais aussi des expériences qui déplacent. Une autre façon de percevoir le monde, de se frotter aux autres. On l’a vu danser sur des airs féministes, partager sous un arbre le conte d’une expatriation, attendre en file indienne devant des écoles…  et parfois se faire recaler, quand les cours étaient victimes de leur succès. À tel point qu’on se plaît à rêver : et si la mairie osait suspendre la circulation automobile sur certains axes, le temps d’un week-end, et que le festival déborde davantage sur l’espace public ?

La grand-messe médiatique

Les grands rendez-vous ont fait le plein. Vendredi soir, sur la belle place de la Révolution désormais arborée, le spectacle d’ouverture, Madame, Monsieur, bonsoir (cie L’AIAA) nous projette manu militari dans une image romantique du journalisme. Casque PRESS visé sur la tête, une reporter de guerre saute dans le vide. Ventre sur un tabouret et ventilo : l’image décoiffe. Le théâtre de rue est dans la place.

Sus aux clichés sur les plongées documentaires en milieu hostile, un incident nous délocalise soudain dans une rédaction où se discute la hiérarchie de l’info. À la fois efficace état des lieux de la profession et exploration de notre relation aux médias, un plateau TV d’info en continu interroge notre fascination pour le fait divers qui « fait diversion », la spectacularisation et le financement de la presse (allô Bolloré et Bernard Arnaud ?).

« Madame, Monsieur, bonsoir », cie L’AIAA © Steeve Cretiaux

Au gré d’intelligentes saynètes qui mettent à contribution le public, souvent dans la connivence et la rigolade, le quatrième pouvoir apparaît de plus en plus menacé. La question de la responsabilité collective (qui est encore prêt à payer pour s’informer ?) n’est pas posée. C’est toutefois un beau travail sur les réalités du métier de journaliste qui est mené avec grande énergie. Le sémillant trio d’acteurs manie aussi bien la vulgarité type Hanouna que les saillies subtiles. Humour noir à gogo, jeu précis et pensée politique tranchante ont chaudement été salués.

Éloge du tout petit

De toutes petites formes étaient aussi de la partie. Dans la cour du palais Granvelle, un peu tristoune sans scénographie festive, on pouvait pénétrer dans trois caravanes. Le collectif La Méandre présentait Avion Papier, un « ciné-concert vagabond ». Et c’est Arthur Delaval, son concepteur, qui officiait exceptionnellement aux manettes, avec sa mine de gosse réjoui surmontée d’une couronne en papier. En direct, il accompagne (avec un mélodica, une pédale loop, un mini-clavier et des câbles farfelus) un personnage féminin pas très jouasse, épaules rentrées, valises lourdes, en déambulation dans un univers où ses congénères perdent la tête, traînent des boulets, chutent et se relèvent, comme dans un mauvais rêve dystopique.

On est collés-serrés dans cette boîte noire à guetter les pérégrinations de la femme-dépression – sans doute femme-oppressée – qui monte et descend sur des écrans ici ou là. Un pur moment d’élévation. Un apprentissage de la légèreté. La micro angoisse qui sourd de la rêverie résonne sans doute chez les plus grands. On reconnaît dans ce cabinet de curiosités (créé en 2017), où le dessin animé rencontre l’artisanat, de nombreux ingrédients de Fantôme, très grand format pour place publique qui tourne actuellement dans les festivals. On sort de cette expérience miniaturisée touchés et piqués par la machine à coudre du poème, recousus, la tristesse cachée dans l’ourlet. Magie du droit-fil !

Sous les eaux

Dans la caravane attenante, On boira toute l’eau du ciel nous guide à quatre pattes, puis nez en l’air, dans un temps ancien. Un déluge a déplacé des animaux, englouti un peuple. Deux sœurs survivantes nous emmènent dans leur sillage. On navigue sous les images floues et les ombres de la perte et du deuil. Un rituel oublié nous lie, quelque chose de rampant et de moelleux nous enveloppe. Habilement, en tout petit comité, on nous distille des sensations, des échos d’émotions.

« On boira toute l’eau du ciel », Collectif La Méandre © Steeve Cretiaux

Dans la caravane de Gravitaire, l’eau et le rituel sont encore présents. Dans une antichambre blanche couverte de dentelles et de voilages ajourés, un personnage mi-cartomancienne mi-lapin d’Alice au Pays des Merveilles nous conduit sur les routes de la sensation. Sa voix nous accompagne sur les chemins de l’école. Quelque chose nous imprime, se dépose. Qu’ils sont doux ces entre-sorts cocons, face à face exquis, hors du monde.

Dissection du monde ouvrier

La Machine est ton saigneur et ton maître se présente comme une sorte de Cluedo. Un ouvrier et poète chinois se suicide le 30 septembre 2014. Pourquoi ? Ou plutôt qui est le véritable coupable ? Dans la ville qui a connu les puissantes luttes de LIP et de la Rodiaceta, la question résonne fort. Sur un ring en quadri-frontal qui nous rappelle les amours de Brecht pour le théâtre sport de combat et lieu de l’agon, Catherine, l’enquêtrice, fait preuve d’humilité : elle ne sait pas grand-chose. La forme a été resserrée pour une version rue plus punchy.

Chaussée de bottines, elle tâtonne et arpente, épaulée par William son assistant qui « prend quelques notes »… à la guitare. Une relation un peu tendue, à la maître(sse)-valet, s’installe. Catherine s’interroge : le coupable est-il Ford sur la chaîne de montage ? La déception amoureuse dans la chambre à coucher ? On explore la petite chambre de l’ouvrier à la recherche d’indices, on poursuit le Progrès (savoureuse scène d’interview qui harcèle le progrès pour comprendre son culte dans nos sociétés industrielles)… Elle rencontre Taylor (oui, celui du taylorisme), le poseur de bombes technophobe Theodore Kaczynski, et même Hitler, interrogé sur son « Arbeit macht frei ».

« La Machine est ton saigneur et ton maître », cie L’oCCasion © Steeve Cretiaux

Le rythme est enlevé, trépidant même. C’est un feu d’artifice assez didactique de références. Beaucoup d’humour pour traiter du sujet grave de la souffrance au travail. Ce reader digest des problématiques du monde ouvrier (les machines, les cadences, la technologie, l’anarchisme, le marxisme) évoque fort à propos la laideur d’Amazon et de nos appareils à obsolescence programmée, les douleurs de ceux et celles qui les assemblent, à la chaîne.

Ce théâtre très documenté dialogue avec le public et cogne dans tous les coins. On sent la trace et l’amour des livres : l’œuvre de Yang, Jenny Chan et Xu Lizhi (éditions Agone), un ouvrage de poèmes et témoignages sur les conditions de travail des jeunes ouvriers chinois de l’usine Foxconn de Shenzhen, rencontre Le Peuple des abattoirs, d’Olivia Mokiejewski, une enquête journalistique sur la filière viande aujourd’hui. De Ford aux « saigneurs » de Chicago, mêmes souffrances, mêmes combats. Efficace uppercut !

Stéphanie Ruffier


Madame, Monsieur, bonsoir, L’AIAA
Site de la compagnie
Avec : Audrey Mallada, Angélique Baudrin, Thomas Nucci en alternance avec Grégoire Baujat
Durée : 1 h 10
Tout public à partir de 8 ans
Tournée ici :
• Le 19 octobre, Complètement Barret, à Barret (26)
• Les 30, 31 octobre et 1er novembre, festival Y’a tout ça, Les Arts s’en mêlent, à la Coupole (38)
• Le 14 novembre, Espace Félix Arnaudin, à St-Paul-lès-Dax (40)

Avion Papier, collectif La Méandre
Site de la compagnie
Mise en scène : Laura Dahan
Dessins, montage, musique, machinerie (jeu) : Arthur Delaval
Avec : Noé Lémac
Dramaturgie du court-métrage : Guilhem Bréard
Machinerie, construction : Mathieu Fernandez et Jordan Bonnot
Mapping : Guillaume Bertrand
Durée : 20 minutes
Tout public à partir de 1 an
Tournée ici :
• Les 12 et 13 octobre, village d’entresorts de Zoprod, à Poitiers (86)
• Le 9 novembre, Pavillon jeune public, CDN d’Aubervilliers (93)

On boira toute l’eau du ciel, La Méandre
Site de la compagnie
Texte : Guilhem Bréard
Avec : Anaïs Blanchard et Marie Dupasquier
Musique : Anne-Chloé Jusseau
Scénographie : Mathieu Fernandez
Visuels : Anaïs Blanchard
Regards extérieurs : Mélissa Azé, Maëlle Le Gall, Manuel Marcos, Margaux Dartevelle
Durée : 14 minutes
A partir de 6 ans
Tournée ici :
• Les 12 et 13 octobre, village d’entresorts de Zoprod, à Poitiers (86)

La Machine est ton saigneur et ton maître, cie L’oCCasion
Site de la compagnie
Conception, écriture, jeu : Céline Chatelain
Composition musicale avec jeu et présence au plateau : Samuel Gamet
Aide à la dramaturgie : Sylvie Faivre
Création lumière (en salle) : Caroline N’Guyen
Scénographie : Clément Vernerey
Costumes : Valérie Alcantara
Durée : 1 h 05
Tout public
Tournée ici :
• Le 13 octobre, Comcom Loue, Scierie Moyne, à Liesle (25)
• Les 25 et 26 novembre, SN Scènes du Jura scène nationale, lycée Ferdinand Fillod, à St-Amour (39)

Festival Du Bitume et des Plumes • rues et espaces non dédiés • 25000 Besançon
9édition, du 4 au 6 octobre 2024
Site
Spectacles gratuits dont certains en jauge réduite sous réservation

À découvrir sur Les Trois Coups :
Focus Femmes en émeute, Chalon 2024, par Stéphanie Ruffier
Le final de Chalon dans la rue 2024, par Stéphanie Ruffier

Photos : « Chantier », Les Urbaindigènes © Steeve Cretiaux

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