Ça jazze de plus en plus fort
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Jazz sous les pommiers se poursuit. Compte-rendu du 29 au 30 mai 2019.
Moutin Factory Quintet, Mythical River : un concentré de couleurs, de rythmes et d’énergie
La rivière mythique dont il est ici question, c’est bien sûr le Mississipi. Un documentaire de Bruce Frankel, Mississipi Dreaming. The Road Trip, présenté hier aux festivaliers, en exclusivité, nous fait revivre le voyage du quintette, de Chicago à La Nouvelle-Orléans pendant une semaine. L’album (Laborie Jazz) est dans les bacs.
Le premier titre nous entraîne dans un vrai tourbillon à la manière Moutin : attaque puissante à la batterie, Louis Moutin, et à la contrebasse, François Moutin, rythme endiablé soutenu jusqu’à la fin. Manu Codjia (guitare), Paul Lay (piano) et Christophe Monniot (saxophones) se glissent dans cette rythmique jumelle pour de beaux solos.
Dans la ballade qui suit, on aime les couleurs de Codjia, le lyrisme de Lay et le sens mélodique de Monniot au sopranino. Louis Moutin, redescendu de ses hauteurs, habille le tout de rythmes subtils aux balais.
L’inévitable duo de jumeaux est cette fois un hommage à Wayne Shorter : on est dans la douceur et la délicate mélodie. Louis pratique la percussion à mains nues, jusqu’au final où il reprend les baguettes pour une joute fraternelle. Plus loin, dans un duo Codjia-Monniot (saxophone alto), Monniot se distingue par sa vélocité, sa recherche de l’extrême aigu et une magnifique envolée lyrique.
Et le concert se poursuit ainsi, festival d’émotions généreuses. La fin arrive beaucoup trop vite pour un public qui en redemande. Mais, c’est une première partie…
Joshua Redman avec le trio Reis/Demuth/Wiltgen : le quinquagénaire et ses cadets
C’est à une belle rencontre que nous invite Joshua Redman (saxophone ténor) avec ce trio luxembourgeois fondé en 1998 : Michel Reis (piano et composition), Marc Demuth (contrebasse et composition) et Paul Wiltgen (batterie et composition). C’est Reis qui présente le concert.
Dans le très bel écrin que lui offrent ses talentueux sidemen luxembourgeois, Redman trouve à déployer l’étendue de son grand talent. Il passe d’une certaine lenteur mélodieuse à une montée en puissance et en vitesse dans la recherche des aigus. On l’entend déployer ses graves somptueux. On admire la plénitude, la rondeur et la douceur de son chant. La propreté et la richesse du son. Il sait aussi se faire incisif et volubile, très engagé physiquement puis il vous surprend par son jeu sur le souffle, le grain. Un régal.
Le trio est à la hauteur avec un piano qui joue de toute l’étendue de son clavier et se trouve aussi à l’aise dans la plus grande virtuosité que dans une phrase lente et mélodieuse. Le contrebassiste peut-être dans le rythme pur avec une célérité certaine mais il est également habile dans les mélodies où il fait entendre de belles nuances. Le batteur est un rythmicien impeccable mais on lui sait gré aussi de savoir varier les couleurs avec habileté dans l’usage des baguettes et des balais comme dans l’utilisation de ses caisses et cymbales.
Sophie Alour sextette, Exils ou Joy : réjouissez vos oreilles
Cette création à Coutances s’ouvre par un prélude très doux de Mohamed Abozékry (oud et chant) avec Philippe Aerts (contrebasse), puis Sophie Alour (saxophones, flûte, compositions et chant) entre, sans changement d’ambiance. Le morceau se poursuit avec Damien Argentieri (piano) et se fait plus dansant. On arrive à un trio oud, contrebasse avec Donald Kontomanou (batterie) qui sonne de façon très orientale, accompagné par le chant du oudiste. Et c’est Kontomanou qui conclut cette pièce liminaire sur un solo remarquable par sa polyrythmie et sa vélocité. Cette introduction est tout à fait paradigmatique des nouvelles compositions de Sophie Alour qui y réussit la fusion de deux cultures dans le respect de chacune.
« La chaussée des géants » nous entraîne dans une Irlande qui va très vite rencontrer l’Orient avec un saxophone qui évolue de la mélodie à la danse, avant de finir façon ritournelle. « Songe en forme de palmier » voit l’arrivée de Wassim Halal (derbouka et bendir). L’ambiance se fait de plus en plus orientale avec un solo de Mohamed Abozékry accompagné d’un chant mélancolique qui cède la place à un joli passage à la flûte signé par Sophie Alour. La pièce se termine par un duo batterie-derbouka qui va crescendo pour s’achever en une joute, où Kontomanou et Halal rivalisent de vitesse et de force.
Avant la fin du concert, nous profiterons encore d’un trio oud, derbouka et saxophone soprano très orientalisant où Sophie Alour est admirable, puis d’une ballade lente où le piano et la contrebasse accompagnent la douceur ineffable du saxophone ténor et, enfin, d’une dernière et belle ballade à la flûte.
J’ai rarement vu Sophie Alour aussi épanouie et rayonnante dans un concert et cela ne s’explique pas seulement par la présence de ses parents au premier rang. Ce bonheur qu’elle dégage, elle le procure aux spectateurs par cette petite merveille que Jazz sous les pommiers lui a permis de créer.
Cécile McLorin Salvant, The Window : la subversion tranquille
La chanteuse, autrice et compositrice Cécile McLorin Salvant est toujours accueillie avec ferveur par le public de Jazz sous les Pommiers. Ce concert largement tiré de son dernier album, The Window (Mack Avenue, PIAS, 2018), ne fera pas exception à la règle.
Cet album comporte des reprises en français et en anglais, comme l’admirable « Visions » de Stevie Wonder, son titre liminaire et la pièce qui ouvre le concert. Mais ce soir nous aurons droit à de nombreuses compositions dans l’une et l’autre langue. Toutes les chansons explorent les diverses facettes de l’amour, un thème cher à Cécile McLorin Salvant depuis quelques années, avec une nette prédilection pour son versant doux-amer. Le duo que forme la chanteuse avec le pianiste Sullivan Fortner est une petite merveille qui renouvelle la forme classique du piano-voix. Ils parcourent tous les deux les divers styles du genre (ballade jazz, cabaret, Rhythm and Blues, etc.) en respectant la tradition tout en la détournant avec habileté. C’est le jeu de scène décalé de Cécile, ses acrobaties vocales, sa parfaite justesse qui joue avec les extrêmes, ses brusques déchirements. C’est l’accompagnement subtil de Sullivan qui se mue sans qu’on y prenne garde en prestation de soliste. Les deux artistes jouent à se perdre pour mieux se retrouver. L’élégance majuscule.
J’ai, en dehors de « Visions », beaucoup aimé « À clef », une chanson d’amour très délicate qui met bien en valeur les qualités de parolière de Cécile McLorin Salvant : « Quand on s’enlace, plus une trace du temps qui passe. Quand tu t’en vas, ferme la porte à clef. Je t’attendrai à la fenêtre, à regarder les écoliers passer ». « Doudou » montre les mêmes qualités dans le genre malicieux avec une fin à double entente : « Va-t’en, en sachant que je t’attends, en chantant ». On y ajoutera la reprise de « J’ai le cafard », illustrée par Damia et Fréhel, où la chanteuse mêle à la perfection le réalisme et sa gouaille avec la poésie. Et bien sûr, la bouleversante interprétation de « Ma plus belle histoire d’amour », la chanson de Barbara.
Ici, sur ces deux concerts mémorables, se termine, pour moi, Jazz sous les pommiers 2019. ¶
Jean-François Picaut
Festival Jazz sous les pommiers 2019
38e édition, du vendredi 24 mai au samedi 1er juin 2019
Les Unelles • B.P. 524 • 50205 Coutances cedex
Tél. : 02 33 76 78 50
Billetterie : 02 33 76 78 68 (du lundi au samedi, et tous les jours pendant le festival) et en ligne