Haché menu
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Les quatre courtes pièces de Flesh traitent du contact charnel. Plutôt de son absence ! Créé par la compagnie Still Life pendant les confinements liés à la pandémie, ce spectacle met bien avant ce qui fait le sel de la vie, même si les étreintes virent systématiquement à la catastrophe. Grinçants mais sensibles, ces récits brefs et sans paroles mettent les nerfs à vif de façon jubilatoire
D’emblée, la première séquence à l’hôpital nous saisit. Un homme rend visite à son père, mourant. En dépit de cette tragédie qui nous a empêchés d’accompagner les défunts comme il se doit, on arrive à prendre la distance pour percevoir l’absurdité des protocoles sanitaires mis en place lors de la pandémie. La chute pourrait être glaçante. Un pied de nez redonne le sourire.
Sucré salé
Les trois autres tableaux sont aussi déconcertants. Dans une chambre d’hôtel, un couple chic adepte de chirurgie esthétique tombe dans le piège de son narcissisme. La femme, qui retire les bandelettes recouvrant le visage de son mari, découvre un singulier masque. La comédie romantique vire au film d’horreur. Quel retournement de situation !
Dans la séquence suivante, une autre femme, que l’on devine esseulée, vit une expérience de réalité virtuelle. Ni une, ni deux, la voilà en immersion dans Titanic. Elle tombe raide dingue du héros, Jack. Show devant, nous sommes dans une Love Room ! La simulation par ordinateur, substitut de la chair, n’empêche pas le fantasme de prendre corps. L’employé présent pour contrôler tout dérapage assiste à une scène édifiante, sans pour autant perdre son flegme. C’est à la fois désopilant et d’une grande cruauté, car lucide sur la solitude à l’œuvre dans nos sociétés modernes. Restons connectés… aux humains !
Chaud froid
Enfin, le dernier tableau montre une réunion familiale qui vire au pugilat. Après les non-dits et les coups bas, c’est la douche froide, au sens propre et figuré entre ces membres très différents d’une même fratrie rassemblés pour se partager les cendres de leur défunte mère. Cette fin grandiose mérite le déplacement à elle toute seule ! Rire aux éclats et pleurer à chaudes larmes en quelques secondes d’intervalle est rare.
La cie Still Life sait provoquer de telles réactions. Elle a l’art et la manière de cuisiner le public avec des chairs plus ou moins fraîches. Et les propositions sont très épicées. Pourtant, la mise en scène ne recourt à aucun artifice. Entre réalisme et fantastique, Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola créent une atmosphère en deux temps trois mouvements. Aimant jouer avec les registres et manier l’humour noir, ils maîtrisent la tension dramatique et ont un sens aiguisé du rythme, notamment dans la direction d’acteurs.
De chair et de sang
Les comédiens prennent le temps nécessaire pour camper leurs personnages. Précis, justes, les interprètes ne puisent pas dans les ressources du mime, mais sont suffisamment engagés sur le plan physique pour traduire leurs émotions par des gestes simples, concrets, tout en jouant sur les contrastes. Bien que sans mot, le public comprend rapidement les enjeux. Dans Love Room, Muriel Legrand dévoile des hors-champs insoupçonnés. Ses lunettes faisant office de masque, elle déploie un jeu corporel tout en subtilité.
Le travail sur le son est adapté à chaque situation : silence pesant rythmé par les bips des machines à l’hôpital, onomatopées pour le couple déjanté, commentaires enregistrés de la VR et, en point d’orgue, musiques décalées pour la réunion familiale. Quant à l’esthétique, elle est soignée, avec des images très fortes qui traduisent une réflexion sur les apparences physiques. La compagnie a d’ailleurs choisi ce nom (Still life : nature morte) car elle façonne ses pièces comme des tableaux, sauf que l’hyperréalisme se transforme vite en onirisme. Le recours au masque, aux lunettes et à la marionnette contribue à créer le trouble.
Sur le plan dramaturgique, avoir choisi ces moments de vie – le décès d’un proche, la (re)naissance, le besoin d’affection ou de (recon)naissance – est d’une redoutable efficacité. Ces situations évoquent toutes la nécessité de se frotter les uns aux autres, de s’empoigner, quitte à en venir aux mains. Ces moments où tout bascule ouvrent l’imaginaire. Tout est possible : le meilleur comme le pire. L’ensemble est très bien écrit (à six mains, avec Thomas van Zuylen) et parfaitement construit.
En dépit des risques, au-delà des apparences, envers et contre tout, ces situations disent la nécessité du contact. On comprend à quel point nos chairs expriment notre vécu, mais aussi le manque de l’autre, le désir et le dégoût. Meurtries, à vif, attendries, sanglantes, négligées, elles ont tant à nous dire !
On est donc ravi de découvrir le travail de cette compagnie emblématique du théâtre visuel en Belgique, créée en 2011 et associée au Théâtre Les Tanneurs. Elle se faisait rare en France, jusqu’à sa programmation au Festival d’Avignon 2022, qui a déclenché une tournée. Depuis cette heureuse découverte, on espère découvrir d’autres spectacles aussi jubilatoires. 🔴
Léna Martinelli
Flesh, de Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola, Thomas Van Zuylen
Cie Still Life
Conception, mise en scène : Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola
Avec : Muriel Legrand, Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola, Jonas Wertz
Mise en espace et en mouvement : Sophie Leso
Scénographie : Aurélie Deloche, assistée de Rudi Bovy, Sophie Hazebrouck
Accessoire : Noémie Vanheste
Costume : Camille Collin
Couturière : Cinzia Derom
Lumière : Guillaume Toussaint-Fromentin
Son : Éric Ronsse
Masque, marionnette : Joachim Jannin
Durée : 1 h 25
Dès 14 ans
Théâtre Victor Hugo • 14, avenue Victor Hugo • 92220 Bagneux
Les 23 et 24 novembre 2023
En collaboration avec le Théâtre de Châtillon
Dans le cadre de la Biennale des Arts du Mime et du Geste
5e édition, du 11 novembre au 16 décembre 2023, à Paris et en Île-de-France
Tournée ici :
• Du 18 au 19 janvier 2024, Centre Culturel Jacques Duhamel, à Vitré
• Le 1er février, L’Odyssée, à Périgueux
• Du 8 au 10 février, Festival Antigel, Genève (Suisse)
• Du 13 au 15 février, Maison de la Culture de Tournai, en Belgique
• Du 9 au 11 avril, Théâtre de la Croix-Rousse, à Lyon
Photos :
• Photo de une et de la mosaïque : © Hubert Amiel