La mélodie du bonheur
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Quatre jours durant, Aurillac, devient la capitale du théâtre à ciel ouvert. Le festival-monstre est de retour et fête ses noces de diamant après deux ans d’absence qui ont troublé la vie des compagnies. Heureux les festivaliers, la programmation philanthrope de Fred Rémy et de son équipe braconne l’allégresse. Petit tour d’horizon de la félicité dans le IN.
12 h 30, mercredi 17 août, sur la place de l’hôtel de ville, c’est l’heure du grand rituel d’ouverture du festival. Un rendez-vous incontournable pour les professionnels et le public, dont les punks à chien qui, cette année encore, sont venus nombreux aux grandes retrouvailles des arts de la rue. Les ingrédients sont tous réunis : météo menaçante, foule, visibilité réduite, on n’entend pas grand chose… et on a envie de faire la fête !
Comme l’annonce d’emblée l’inimitable Arnaud Aymard, l’inauguration, « c’est toujours raté ». En gourou bipolaire uniquement vêtu de langes blancs, il propose au public « d’ouvrir les possible ». Une dégaine qui semble un mix de Jean-Georges Tartare, grand poète voyageur décédé en 2021, et de ses propres personnages fétiches affûtés dans le répertoire de sa compagnie, Spectralex. Au milieu de ses propositions de postures et de mantra « ayé tchitchi aya » pour soigner notre karma, on retrouve en effet les monstres et autres figures zarbis de Soleil Noir, dont « un enfant mite alimentaire LGBT » et son goût pour la digression. Sa grande clé dorée semble promesse de belles ouvertures.
Le maire fait un discours assez inspiré sur la capacité du spectacle vivant à « interroger les dysfonctionnements de la société » et rend, lui aussi, hommage à Tartar(e) et son désir de « conversation ». Débute ensuite un concert des Dakh Daughters, grandes invitées du festival : une sirène (type alerte à la bombe) retentit, la place est soudain envahie de fumigènes rouges glaçants. Ce groupe féminin de cordes et piano accompagnés d’une grosse caisse énergétique défend, façon freak-punk, les couleurs de l’Ukraine. Une grande émotion parcourt l’assistance.
Prendre le maquis
Pour retrouver joie et présence au monde, le théâtre, depuis le confinement, prend la clé des champs. Annulé, Zone à étendre de la compagnie Demain nous proposait de déserter le monde capitaliste à la façon des ZAD. Massimo Fulan et Claire de Ribaupierre de se mettre au diapason de la vie nocturne sur des chemins forestiers ! Ici, on nous met encore en contact avec la nature.
C’est un beau portrait de femme âgée, in absentia, que nous propose Monique dans les crêtes de la compagnie Belle Pagaille. La téméraire senior s’échappe de l’Ehpad. Après une mobilisation tonitruante orchestrée par Caroline, sa fille surbookée, son neveu Jérémy et son aide à domicile, Mélissa, nous voilà sur ses traces dans les hauteurs d’Aurillac, avec le GPS tracer raptor de Caroline, une épigone de la start-up nation. On découvre peu à peu une tout autre image de la vieille dame éprise de liberté : elle écrit de la poésie « mais tout le monde s’en fout ». Elle s’est sentie blessé qu’on se moque de son désir de faire de l’aviron. On comprend mieux que Monique se soit soustraite aux attentes familiales et ait pris la poudre d’escampette en pleine nature, en bivouac ultra light.
C’est naïf, mais pas caricatural pour autant. Burlesque parfois, avec le surgissement de joggeurs, d’une livreuse type Deliveroo en plein champ et d’autres personnages des bois. Les vaches assurent l’ambiance sonore. Le public est mis plaisamment à contribution par le trio énergique de comédiens. On suit avec intérêt cette déambulation sur les traces de la parole étouffée des personnes âgées. Le jeu de piste devient de plus en plus sensible, nuancé, jusqu’à la surprise finale. On prend littéralement le large. Superbe théâtre de paysage qui dialogue avec la campagne environnante et sonde les paradoxes de nos relations à nos aînés.
Et la beauté, bordel ?
Pour les quatre comédiennes pétulantes d’Ourse (compagnie Bélé Bélé), le bonheur passe par la beauté. À la façon de la bande dessinée de Catherine Meurisse qui, après les attentats de Charlie Hebdo, recherchait la légèreté dans un choc esthétique (le syndrome de Stendhal), elles quêtent dans la grâce de la petite perle un palliatif aux horreurs du temps. Haro sur les mauvaises nouvelles : vaches à hublot, réchauffement climatique, Erdogan… Objectif : ne pas réduire la beauté à un tas de cendres mais plutôt provoquer, comme le disait Cocteau, « une érection de l’âme ». Sur un parking plongé dans le noir, devant une rangée de housses beiges suspendues à des portants, une femme costumée en ourse s’y attelle. Sophie Deck a écrit ce texte pour repousser la laideur dans les ténèbres et nous donne à voir, en contrepoint, des irruptions décalées. Il s’agit de traquer le beau dans l’art, comme sur le trottoir de notre quartier, au quotidien.
On se croirait dans le rêve d’un chien – ou d’une ourse, donc. La scénographie mise sur les apparitions-disparitions, façon surréaliste, coq à l’âne, à grand rendort d’images incongrues ou absurdes. Des jambes, des poissons, de la neige et toutes sortes de costumes comme autant d’autorisation à rire, (se) rêver, performer les surprises de l’existence envahissent un plateau secoué de belles images. La litanie des « je veux » (« je veux de la dignité, de l’esprit… ») percute une femme en robe lamée sur motoculteur, le souvenir du rarissime fleurissement du pénis du Titan, des chants drolatiques où les « chenilles finissent tous les yaourts ».
C’est profus et joyeux. Autant de propositions légères, à goûter avant qu’elles ne s’évanouissent. Le texte, plus distancié, plus intellectuel, questionne notre capacité à saisir les « aurores boréales ». De ci de là, on touche à davantage de gravité, avec l’évocation du confinement, d’un cancer du sein, au micro, façon théâtre contemporain… mais c’est vite effacé. Visuellement, le spectacle regorge de trouvailles plastiques. Cela peut sembler gentiment amusant, sans queue ni tête. Ou très réjouissant. Pour notre part, on ne boude pas un tel florilège de saillies heureuses servies par ce quatuor plein de peps et d’autodérision. Des corps libres qui montent au front pour ne pas céder au désespoir.
On veut redonner du sens aux mots
Sur la place Michel Crespin, le bonheur, c’est également de dire ce que l’on désire. Intensément. Avec une couleur davantage politique. Une des formes les plus intrigantes du festival s’y déroule en continu. 84 heures de spectacle non stop. Oui, même la nuit ! On y entend « On veut », un texte de Nicolas Vercken qui égraine une liste de revendications. Elle nous est délivrée droit dans les yeux « pour se rappeler que c’est important, ce que l’on veut ». Quand nous arrivons, en début de festival, il n’y a qu’une poignée de spectateurices assis sur l’immense dalle. On reçoit en guise d’accueil un superbe regard franc de l’interprète sur son socle tournant, et les mots : « On veut faire des feux ». Déjà, nous sommes cueillis. Pour l’instant, il n’y a qu’un porteur de texte. Mais au fil des jours, cela enfle. Tout le monde peut participer, suffit d’une petite formation en atelier : on y insiste sur la force de la présence et de l’adresse. Au centre de la place publique.
Le planning qui recense les créneaux de passage est en soi un bel objet fascinant à regarder, tout comme le catalogue des participant·e·s où figure chaque prénom illustré par un Polaroïd. Une incursion dans la sociologie. Au fil des jours, le nombre des interprètes grossit, se multiplie sur la grand’place. On perçoit que chacun, chacune, se sent investi par sa mission, porte haut ces revendications qui font notre lien et notre force. Des larmes coulent. La nuit est terrible, tranchante, les mots sonnent désespérés ou perforants. Le public, clairsemé, est emmitouflé dans des couvertures. Certains dorment. Un fou rire survient. Ça donne envie de repasser souvent pour entendre encore et encore cette litanie de tout ce qu’on veut. Pour être « verticalisé » par un regard. « On veut être paisible. » La compagnie propose le texte en affiche, à prix libre : la confection de petits objets éditoriaux et leur circulation paraissent essentiels. Voilà une illustration percutante, habilement engagée, de la force du théâtre en espace public, d’une performance qui redonne de l’épaisseur au don du dire. Elle relève l’humain. Lui redonne un horizon. Cela se joue ensemble, sans relâche.
Et bien dansez maintenant !
Comme nous l’avions déjà pointé dans un focus danse, la rue essaie désormais de nous enjailler collectivement et de nous faire saisir le présent au vol. En 2019, la Fabrique Fastidieuse avait enflammé le parvis de l’hôtel de ville en organisant une sorte de rave party décalée, à 11 heures du matin, sous la pluie. C’est désormais Quim Bigas qui s’en charge avec Molar. En espagnol, le terme signifie quelque chose comme « kiffer » ou « plaire vachement ». Ce sympathique danseur à l’énergie compacte arrive, l’air de pas y toucher, avec des questions aussi légères que fondamentales sur la cool attitude et les conditions du bonheur. Pour certains, c’est « porter des lunettes de soleil », pour d’autres « s’en battre les couilles », pour d’autres encore, « être là, dans le Cantal ». Après avoir sondé le public, il nage dans ses interstices sur le son d’une publicité qui promet le bien-être.
Ce spectacle ne peut absolument pas être vu en retrait. Il faut plonger dans les propositions de la performance, dans la matière danse. Ici, ce ne sont pas les rythmes techno qui créent du liant, mais la chanson populaire et la personnalité charismatique du danseur. La recette du bonheur ? Chanter faux à tue-tête Voyage voyage. Créer un dance floor temporaire sur les pavés. Se laisser aller au kitch des tubes. Des panneaux en carton défilent comme « Coelho, tu peux me lécher les aisselles ». La foule se gondole, sautille, lève les bras en l’air. La fête dans son plus simple appareil, sans complexe. C’est aussi le projet du Parti Collectif qui, avec Fête Fête, proposition au titre redondant, tel un noctambule bituré qui insiste, interroge les conditions de la bamboche : transgression, nombre de participants, costumes et usage du « trop ». Or, à Aurillac, en 2022, on veut tout, et bien plus. 🔴
Stéphanie Ruffier
Ukraine fire, des DakhDaughter
Site de la compagnie
Festival Éclat IN • Aurillac
Les 19 et 20 août 2022, à 22 heures
En accès libre
Tournée ici
Monique sur les crêtes, de la Cie Belle Pagaille
Site de la compagnie
Festival Éclat IN • Aurillac
Les 18 et 19 et 20 août 2022, à 10 h 30 et 16 heures
Sur réservation, 12 €
À partir de 7 ans
Ourse, de la Cie Bélé Bélé
Site de la compagnie
Festival Éclat IN • rue du Danemark, parking du gymnase • Aurillac
Les 18, 19 et 20 août 2022, à 21 h45
En accès libre
Tournée :
- Le 22 septembre, sur la saison de Pronomade(s) – CNAREP en Haute Garonne (31)
- Le 24 septembre, sur la saison de l’Usine – CNAREP à Tournefeuille (31)
On veut, de la Ktha Cie
Site de la compagnie
Festival Éclat IN • place des Carmes • Aurillac
Du mercredi midi à la fin du festival samedi soir
En accès libre
Forme unique / « On veut » est rejoué sous différentes formes scénographique
Molar, de Quim Bigas
Site de la compagnie
Festival Éclat IN • place de l’hôtel de ville • Aurillac
Les 17, 18 et 19 et 20 août 2022, à 18 h30
En accès libre
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ » Ce que la vie signifie pour moi « , Les Chiennes Nationales, par Stéphanie Ruffier
☛ « Im not Giselle Carter », Balle perdue collectif, par Stéphanie Ruffier